Sciences : histoire orale
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POUCHARD Michel, 2004-09-20

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Michel Pouchard, né en 1938, est chimiste, professeur émérite à l’Université de Bordeaux I et membre de l’Académie des sciences depuis 1992. Après avoir débuté sa thèse au Laboratoire de chimie minérale de l’Université de Rennes en 1959, il suit son directeur de thèse, Paul Hagenmuller, lorsqu’il obtient un poste de professeur à l’Université de Bordeaux en 1960. Il fera toute sa carrière à Bordeaux, au Laboratoire de chimie du solide dirigé par Hagenmuller, aujourd’hui Institut de chimie de la matière condensée de Bordeaux (ICMCB). Ses travaux ont porté sur la physico-chimie des solides et la relation structure-propriétés appliquée aux oxydes cristallins et composés du silicium.

Autorisation de diffusion

Pour citer l’entretien :

« Entretien avec Michel Pouchard », par Pierre Teissier, 20 septembre 2004, Sciences : histoire orale, https://sho.spip.espci.fr/spip.php?article20

Lieu : Institut de France, Paris, France.

Support : enregistrement cassette.

Transcription : Pierre Teissier.


PIERRE TEISSIER (PT) : Pourriez-vous dire comment vous êtes arrivé au laboratoire de Paul Hagenmuller ?

MICHEL POUCHARD (MP) : Je venais d’obtenir ma licence à l’université de Rennes en 1959. Au début, je ne devais pas faire de recherche mais une école d’application des pétroles pour entrer dans l’industrie pétrolière. A Rennes, j’ai rencontré un jeune professeur, très dynamique, très engagé, très moderne, Paul Hagenmuller. Il m’a convaincu de faire une thèse avec lui, ce que j’ai fait et ce que je ne regrette absolument pas. Je suis donc arrivé en recherche en 1959.

PT : Quelle était alors la situation de la chimie minérale en France ?

MP : Quand je suis arrivé, la chimie minérale était divisée entre ce que nous appelions familièrement – et irrévérencieusement - entre nous, la Chrétienté et la Chaudronnerie. Chrétien était le grand homme de la Sorbonne, il avait déjà beaucoup d’élèves. Paul Hagenmuller était l’élève le plus turbulent de Chrétien. Chrétien l’avait éloigné un peu et envoyé quelque temps dans le Sud-Est asiatique dont on connaît l’image de sagesse : il est resté trois ans là-bas, à une période qui correspondait aux prémisses de la guerre. Il est revenu, nommé à Rennes en 1956.
A l’opposé, il y avait toute l’école de Chaudron, de la métallurgie française, bien connue et reconnue. Bénard était l’un de ses élèves. Collongues avait été choisi par Chaudron pour transférer à la chimie minérale les concepts de la métallurgie, qui étaient d’ailleurs beaucoup plus avancés que ceux de la chimie minérale. A l’époque la chimie minérale française était une chimie basée sur la thermodynamique, sur les diagrammes de phase. On étudiait les conditions d’équilibre, c’était très important pour la synthèse mais ça ne dépassait guère le stade de montrer les conditions d’obtention de tel ou tel composé. En revanche, la métallurgie était beaucoup plus structurale à l’époque, en particulier il y avait toute une étude sur les corps non stœchiométriques (composés pour lesquels le rapport entre les divers constituants n’était pas entier ou fractionnaire mais irrationnel). C’était l’héritage de Kournakov au début de ce siècle. Chaudron et Bénard avaient lancé Collongues sur cette frontière entre métallurgie et chimie minérale pour essayer de moderniser la chimie minérale.
Si je jette un bref coup d’œil sur ce qui se passait à côté de nous, la chimie minérale mondiale n’était pas très développée. En Allemagne, elle était de très bonne qualité. J’anticipe un peu mais au début des années soixante, nous avons fait un voyage en Allemagne, la tournée des grandes universités, j’ai été très frappé par la chimie que menaient des groupes comme ceux de Wilhem Klemm, Schölder, Schäffer, Rabenau, … c’était une chimie qui était déjà structurale : ils imaginaient et synthétisaient des composés nouveaux puis ils étudiaient leur structure en regardant la disposition des atomes les uns par rapport aux autres mais ils n’allaient pas plus loin. Je dirai tout à l’heure comment le groupe de Hagenmuller a montré qu’il fallait aller plus loin. En fait la chimie minérale la plus avancée sur le plan structural et sur celui de la non stœchiométrie était sans doute l’École suédoise autour de Arne Magneli et australienne autour de Dave Wadsley.

PT : Quels ont été vos grands thèmes de recherche ?

MP : J’ai suivi deux voies de recherche durant ma carrière, l’une sur le silicium, l’autre portant sur la chimie des oxydes, en fait la physico-chimie des oxydes et le concept de relation structure-propriétés. Parmi ces deux parties très différentes, le silicium représente dix pour cent, mais ces dix pour cent sont quand même très importants et j’essaierai de vous montrer pourquoi.

PT : Quel était votre sujet de thèse ?

MP : Dans ce contexte-là, je commence une thèse à Rennes et Hagenmuller me présente ainsi le sujet. « On connaît bien les relations qui existent entre les gaz qui sont générés par l’hydrolyse de carbures et leur propre structure. Dans certains carbures, si on hydrolyse des atomes de carbone isolés (au degré d’oxydation –IV), on obtient du méthane. Dans d’autres, les acétylures, les atomes de carbone sont liés deux par deux, et lors de l’hydrolyse, le gaz obtenu est l’acétylène, hydrocarbure à deux atomes de carbone. Dans certains carbures métalliques, trois atomes de carbone sont fortement liés et l’hydrolyse conduit à l’allylène, un hydrocarbure à trois carbones. Le silicium est un élément important et il faudrait faire la même chose avec le silicium. » Néanmoins si le méthane est assez sage, le silane explose à l’air. D’une part, c’était dangereux, d’autre part, c’était très difficile à réaliser. J’ai commencé une thèse difficile où j’ai autant déployé des talents de verrier – car à chaque explosion les appareils étaient détruits – que de chimiste. J’ai été à la peine parce que c’était une chimie à la frontière de ce qui se faisait dans le reste du laboratoire. Je devais fabriquer des gaz, que je faisais ensuite réagir sur des métaux comme les métaux alcalins dans des conditions difficiles, par exemple dans de l’ammoniac liquéfié à moins quarante degrés celsius.

PT : Pourquoi avez-vous quitté Rennes ?

MP : Entre temps, Hagenmuller, qui avait créé un groupe d’une quinzaine de personnes à Rennes, a été sollicité pour venir à Bordeaux. A Bordeaux, il y avait deux pôles de chimie importants à cette époque : la chimie organique autour du doyen Raymond Calas (qui n’était pas doyen à cette époque-là) et la chimie physique avec Adolphe Pacault. Ces deux responsables ont reconnu qu’il manquait un minéraliste à Bordeaux et qu’il en fallait un pour constituer une chimie forte. Ils connaissaient ce chimiste remuant de Rennes, dynamique et exigeant des moyens, mais qui avait une vision moderne de la chimie. Ils lui ont proposé la chaire libérée par Mlle Josien, spécialiste de spectroscopie IR, qui venait d’être mutée à Paris. Bordeaux construisait sa faculté en 1960 avec des locaux flambants neufs alors que nous travaillions, à Rennes, dans des conditions déplorables (par exemple je travaillais dans une cave, sans fenêtre). Quand nous avons vu ce qui nous était proposé, quatre-vingt pour cent du groupe, c’est-à-dire une petite vingtaine de personnes, a décidé de suivre Hagenmuller à Bordeaux. Nous sommes arrivés à Bordeaux avec des conditions matérielles très bonnes. L’étape rennaise n’a donc duré que de 1956 à 1961. Hagenmuller avait commencé à recruter des élèves en 1957, en particulier, son premier élève, Maurice Rault, qui a d’ailleurs joué un grand rôle dans ma décision de venir faire une thèse, et un autre très connu, qui a malheureusement disparu lui aussi il y a six ans, Jean Rouxel. Ce groupe-là est donc parti pour Bordeaux. J’ai continué à travailler dans le domaine du silicium, avec beaucoup de difficultés, beaucoup d’accidents : j’ai arraché les portes d’un laboratoire, j’ai failli me tuer avec un morceau de verre qui est passé à côté de moi et qui a traversé un mur. J’avais même construit une armure, une des premières avec des matériaux en fibres de verre et en résine, c’était une période vraiment difficile.

PT : Vous avez pourtant persévéré dans la même voie ?

MP : J’ai pris un premier élève, Christian Cros, auquel j’ai proposé un sujet proche du mien dans lequel il s’agissait d’étudier, à l’état solide cette fois les systèmes entre le silicium et les métaux alcalins. En effet, une équipe allemande, celle de Klemm, en particulier son élève Hohmann avait montré que lorsque le silicium réagissait avec le potassium, il donnait un composé ionique, de formule KSi, appelé phase de Zintl (grand métallurgiste allemand du début du vingtième siècle), à la structure intéressante. En effet, Si- a la même configuration électronique que son voisin de droite du tableau périodique, le phosphore ; il donnait donc comme le phosphore blanc élémentaire des tétraèdres (Si-)4, analogues aux molécules P4. Ces siliciures étaient tout à fait intéressants mais aussi très réactifs vis-à-vis de l’air et de l’eau. Hohmann avait montré que lorsque ces siliciures étaient chauffés à l’abri de l’air, sous argon ou sous vide, il se formait une phase intermédiaire, qu’il n’avait pas réussi à identifier sur le plan des rayons X (RX), mais qui avait une formulation du type KSi6. Il avait dit qu’avec le sodium et NaSi, aucune phase ne se formait. Comme nous travaillions sur le système SiH4/Na, j’ai demandé à Christian Cros, d’essayer de vérifier les dires de Hohmann. Christian Cros a donc repris ces travaux. C’était mon premier élève mais il n’avait que quatre ans de moins que moi. C’est un chimiste vraiment exceptionnel, en particulier du point de vue de la rigueur et de l’art de la manipulation. Très vite, nous avons réalisé que Hohmann avait tort et que lorsqu’on chauffait NaSi, il se dégradait en donnant deux phases de structures très symétriques, avec des spectres de RX bien identifiés. Nous avons publié cela en 1965, aux Comptes rendus de l’Académie des sciences, bien entendu. Nous ne pouvions pas aller plus loin car à l’époque, nous ne disposions que d’un spectre de poudres, c’est-à-dire un ensemble de raies avec une position et une intensité, qui est, en quelque sorte, le code barre d’un composé. Or ce type de spectre ne permettait de remonter à la structure que si l’on avait une hypothèse sur la structure, ce qui impliquait de connaître non seulement la dimension et la symétrie de la maille, mais encore la position approximative des différents atomes. N’ayant pas d’hypothèse structurale, nous n’avons pas pu aller plus loin.

PT : Vous vous êtes alors arrêté de travailler sur ce sujet du silicium ?

MP : Non, parce que c’est là qu’une chose très importante est arrivée, et j’en tirerai une des conséquences essentielles. Hagenmuller était à la fois dynamique et visionnaire, il avait une bonne idée de l’évolution de la science et même de la société. Il voyageait beaucoup et partit aux Etats-Unis durant l’été 1965. Il y rencontra un éminent cristallographe, John Kasper, qui deviendra plus tard Président de l’Union Pure et Appliquée de Cristallographie, au niveau mondial. Il travaillait à la General Electric (GE) avec Tracy Hall, Bridgman, Young, Drickhamer qui, dix ans plus tôt, avaient réalisé la synthèse du diamant, c’est-à-dire la transformation sous haute pression en utilisant des flux métalliques, du graphite en diamant, une véritable épopée scientifique puis industrielle. Hagenmuller rencontre Kasper et lui dit que nous avons trouvé des phases très riches en silicium : l’une est proche de NaSi6, l’autre a une composition qui varie assez largement en sodium formulée NaxSi6 avec x variant depuis des valeurs très faibles jusqu’à environ un. Le papier est en cours de publication, les données sont donc disponibles. Kasper trouve cela curieux, il pense avoir déjà vu des spectres X analogues. Or, il avait travaillé sur des hydrates de gaz, appelés clathrates, forme nano-poreuse de glace. Normalement, les molécules d’eau de la glace échangent quatre liaisons, deux covalentes et fortes avec deux hydrogènes proches et deux faibles, de type hydrogène avec deux atomes éloignés, formant une charpente qui a la même structure que celle de la silice. Le lien était très difficile à faire mais ils se sont dit qu’après tout, si on prend de la silice, qu’on enlève l’atome d’oxygène qui se trouve entre deux siliciums, on obtient un réseau de silicium, et alors, pourquoi ces phases-là ne seraient-elles pas isotypes (même structure). L’hypothèse structurale ayant été faite, nous avons pu déterminer la structure qui a été publiée dans Science, fin 1965. Ce fut un grand émoi surtout pour nos amis allemands qui avaient continué à travailler dans le domaine et qui venaient de passer à côté d’une découverte très intéressante. La structure de ces formes de glace a été découverte vers 1950 par Pauling. Ces structures sont curieuses car elles présentent un réseau tétraédrique comme dans la glace ordinaire, mais il forme d’énormes cages qui enferment des molécules neutres (dioxyde de carbone, méthane, chloroforme) ou des gaz rares (argon, xénon) sans interaction ou très peu entre le réseau et la molécule. C’est la raison pour laquelle on leur a donné le nom de clathrate, c’est-à-dire en grec une cage, avec des barreaux. La même année, quelqu’un trouvait (Schlenker) qu’une forme de silice (la mélanophlogite) avait la même structure que les hydrates de gaz et donc que si l’on enlevait les atomes d’oxygène, on retrouvait bien nos clathrates de silicium, les atomes de sodium remplaçant les quelques molécules enfermées à l’intérieur de ces cages siliciées. Nous étions fiers de ce succès ; nous avons étudié les propriétés physiques de ces phases et montré que la forme de type I (isotype de l’hydrate de gaz) était un matériau ayant une conductivité métallique, qu’il était formé de polyèdres très particuliers, des dodécaèdres pentagonaux (polyèdres à douze faces pentagonales comportant vingt sommets). La deuxième forme (isotype de l’hydrate de liquide) pouvait voir le taux de remplissage de ses cages varier de très peu d’atomes de sodium à des cages pleines de sodium. Il y avait une variation très importantes de ces propriétés physiques avec passage progressif d’un isolant à un métal. C’était déjà la fin des années soixante, début des années soixante-dix.

PT : C’était donc un composé très intéressant du point de vue fondamental ?

MP : Oui. En effet, nous avions des relations très suivies avec un personnage extraordinaire, prix Nobel de physique, Sir Nevill Mott (il n’était pas encore prix Nobel). Mott venait pratiquement tous les ans à Bordeaux car il savait que nous y synthétisions de nombreux composés originaux. C’était un physicien du solide particulièrement à l’écoute des chimistes ; il savait que la richesse des matériaux venait de la chimie. C’était un grand ami du laboratoire et de celui de chimie physique voisin. Mott nous dit que nous avions là exactement la démonstration qu’il cherchait à faire d’une transition (dite de Mott). Quand on passe de quelques atomes de sodium seulement à l’intérieur des cages, à l’ensemble des cages pleines, la conductivité augmente et pour un certain taux, le matériau devient métallique. L’idée de Mott était que lorsqu’il y a une densité d’électrons faible dans un solide, ces électrons n’ont pas la possibilité d’écranter les charges positives du réseau, et donc les électrons se localisent auprès de ces charges positives : c’est un isolant. En revanche lorsque la densité électronique est forte, un gaz d’électrons se forme et écrante toutes les charges nucléaires positives, ce qui délocalise l’ensemble des électrons. Mott avait démontré qu’il existait une certaine limite au-delà de laquelle il y avait transition entre les électrons localisés et délocalisés. Notre matériau illustrait tout à fait sa théorie.

PT : Vous avez ainsi pu poursuivre vos recherches ?

MP : Nous pensions que les physiciens et les chimistes allaient s’intéresser à cela mais ce ne fut pas le cas. En France, au début des années soixante-dix, ce fut vite oublié. Les Allemands ont continué à travailler dans ce domaine-là, le groupe dérivé de Klemm avec Von Schnering, Nesper, Cordier… Pour faire de la recherche, il faut des moyens, pour avoir des moyens, il faut que la communauté s’intéresse à ce que l’on fait, or la communauté n’avait montré pratiquement aucun intérêt, j’ai donc arrêté de travailler dans ce domaine.

PT : L’arrêt après la première période, c’est un manque de moyens uniquement ?

MP : C’est un manque de moyens, oui, d’abord, car c’était une chimie très difficile, toute manipulation devant se faire en boîte sèche, à l’abri de l’air, tous les matériaux - au moins au départ - étaient très sensibles à l’air : ils s’oxydaient voire s’enflammaient spontanément ; ce n’est pas facile de manipuler des métaux alcalins. Il y a eu arrêt aussi, je pense, parce qu’il n’y avait pas eu d’écho dans la communauté scientifique, en particulier de la physique, à l’exception de Mott. Et le silicium n’était pas encore ce qu’il est devenu aujourd’hui…

PT : Ce fut la fin de l’aventure des clathrates ?

MP : Non, pas du tout car vers la fin des années quatre-vingt, il y a eu l’une des deux grandes révolutions qui ont balayé la chimie de la deuxième moitié du vingtième siècle : la découverte des fullerènes. Quand ces travaux ont été publiés, je me suis demandé ce qu’était un fullerène, le footballène en tête. Si vous prenez un pavement de type hexagonal comme le graphite, si vous remplacez un hexagone par un pentagone, vous courbez l’espace, mais surtout si vous répétez l’opération, vous pouvez refermer l’espace sur lui-même. Il suffit de répéter douze fois l’opération, donc d’avoir douze pentagones et vous obtiendrez un fullerène. Le C60 avait douze pentagones plus vingt hexagones, c’était une grosse molécule. Ils ont cherché à diminuer le nombre de carbones en bombardant ces molécules avec des électrons mais n’ont pu descendre au-dessous de C32, ce qui est normal car quand le nombre de carbones diminue, les angles diminuent, les tensions augmentent et les atomes de carbone perdent l’hybridation favorable (sp2) du graphite qui est la forme thermodynamiquement stable du carbone. Il ne semblait donc pas possible d’aller jusqu’à zéro hexagone, c’est-à-dire d’avoir le dodécaèdre pentagonal, l’un des solides platoniciens (symbole de l’univers). Finalement, j’ai réalisé que nos clathrates, que ce soit la forme (I) hydrate de gaz ou la forme (II) hydrate de liquide, étaient formés à quatre-vingt pour cent de ces dodécaèdres pentagonaux. Or ces dodécaèdres étaient formés de silicium, qui en revanche choisit presque toujours l’hybridation sp3, contrairement au carbone ; mais ceci entraîne des liaisons pendantes très réactives. Les dodécaèdres ne restent donc pas isolés comme dans des molécules mais se collent les uns aux autres par leurs faces pour former ce réseau tridimensionnel. Cependant avec de tels objets, on ne peut pas remplir tout l’espace (c’est le problème des quasi-cristaux), mais en associant ces dodécaèdres pentagonaux, le plus petit des fullerènes, avec des fullerènes un peu plus gros, Si24, Si28, il est possible de remplir tout l’espace, d’où les structures des clathrates. Réalisant cela, j’ai voulu redémarrer le sujet mais je n’étais pas dans les bonnes grâces de mon directeur de laboratoire de l’époque, j’ai dû attendre trois ans pour que l’on me donne un élève pour relancer le sujet. Nous sommes repartis bien tard par rapport à nos collègues américains ( le groupe de Mac Millan), et japonais (le groupe de Sohje Yamanaka). Il a pu montré avant nous que les phases que nous avions préparées n’étaient pas supra-conductrices mais le devenaient entre 4 et 8 K en remplaçant le sodium par du baryum. Nous avons cependant mené de jolies études très fondamentales pour montrer que les atomes de sodium dans leur cage gardaient leurs électrons et ne s’ionisaient pratiquement pas, ce qui constitue un cas extrêmement rare d’atomes quasi neutres dispersés régulièrement sans une matrice. Nous l’avions d’ailleurs pressenti vingt ans plus tôt mais nous n’avions pu le démontrer à l’époque faute de moyens de caractérisation performants. Par une méthode sophistiquée de RMN du solide nous avons démontré que la probabilité de présence d’un électron au voisinage du noyau de sodium était très grande (c’est-à-dire qu’un électron passait beaucoup de temps auprès de son noyau. Nous avions donc de vrais atomes de sodium encagés dans un réseau de silicium quasi neutres. De la même manière, nous avons montré par RPE que même lorsqu’il y avait peu d’atomes de sodium, l’électron avait encore une probabilité de présence au noyau qui n’était pas nulle du tout. En fait, la raie de résonance RPE de l’électron était éclatée (ou splittée) en quatre raies, ce qui correspondait précisément à la valeur 3/2 du spin nucléaire du sodium (2I+1 valeurs = 4 quand I=3/2). C’était un joli résultat expérimental, une véritable signature de l’atome métallique que nous prouvions ainsi. Christian Cros et moi avons dirigé deux thèses, depuis, sur le sujet. Nous avons découvert de nouvelles phases en remplissant les cages avec des atomes électronégatifs comme l’iode, le tellure.

PT : Quelles sont les perspectives de ces travaux ?

MP : Tout d’abord, du point de vue fondamental, nous avons deux phases bien distinctes (I et II) à partir desquelles on pouvait imaginer des formes de silice. La première forme avait été trouvée en même temps que nous en 1965 ; en ce qui concerne la deuxième, il a fallu attendre presque quinze ans pour que soit synthétisée l’autre forme (qui fut appelée le clathrasil-3C). On parle aujourd’hui beaucoup des clathrates parce qu’il y a au fond des océans des quantités – que certains disent fantastiques – de méthane piégé dans ces formes-là de glace, sous pression à mille mètres de fond, à une température proche de 4°C. Certains pensent que le méthane au fond des océans représente plus d’énergie fossile que l’ensemble des réserves d’hydrocarbures actuellement connues. Ces réserves seront peut-être un recours essentiel, un sursis à l’épuisement de l’énergie fossile, mais nous ne savons pas encore comment les exploiter. D’autre part, est-ce que plus tard, il ne faudra pas renvoyer le CO2 atmosphérique dans de tels hydrates ? Ce qui est très intéressant, c’est de voir qu’avec des composés complètement différents, la glace, la silice et des composés intermétalliques ou même covalents comme le silicium, les mêmes structures se reproduisent. Il y a quelques semaines, un de mes confrères de l’Académie, Gérard Ferey, vient de montrer que ces deux structures-là pouvaient aussi être obtenues largement dilatées, si à la place des atomes au sommet de ces polyèdres, on plaçait des assemblages de polyèdres, par exemple des octaèdres associés par des tétraèdres). Ces assemblages forment alors d’énormes cages, plus grosses que celles jamais obtenues avec les systèmes nanoporeux actuels. L’agencement est le même : il y a une espèce de structure atomique de base qui peut se retrouver aussi bien pour un corps simple quasi-pur (dans le cas du silicium seul, vidé des alcalins) que pour un composé moléculaire avec des liaisons hydrogène, la glace, ou que pour des charpentes géantes de composés mixtes organiques-inorganiques. Ceci pose des questionnements très fondamentaux, d’autant que l’on retrouve de tels réseaux un peu désordonnés et à une échelle encore beaucoup plus grande dans le domaine des mousses.

PT : Et au niveau des applications ?

MP : Il y a beaucoup plus. En effet, la forme du silicium que nous avons obtenue en enlevant les atomes de sodium par des procédés physiques et chimiques, a un écart énergétique (gap) entre la bande de valence et la bande de conduction qui passerait de 1,1eV à 1,9eV, c’est-à-dire de la limite de l’infrarouge en plein milieu du visible. Néanmoins la synthèse des monocristaux correspondant pose encore problème. Il y a aussi de bons espoirs de penser que cette forme serait un semi-conducteur direct (transition électronique sans couplage avec les vibrations de réseau ou phonons). Or, pour faire un laser, il est nécessaire que les transitions électroniques ne soient pas couplées aux vibrations de réseau sous peine d’un échauffement trop grand pour le matériau. Cette possibilité ouvrirait toute l’optoélectronique à ce type de silicium alors que jusqu’à présent toute l’optoélectronique est l’apanage de ce que l’on appelle les semi conducteurs III-V, GaAs, InP. Les lasers, les diodes à semi-conducteur sont faits à partir de ces composés-là et pas à partir de silicium.
Un autre espoir est la création de matériaux ultra-durs. Sur ces matériaux qui sont des boules collées les unes aux autres, on pensait que lorsqu’ils seraient mis sous pression, ils s’écraseraient et ne tiendraient pas plus de quelques kilobars : c’est faux. Ces structures se comportent exactement comme les voûtes ou les coquilles d’œuf, elles tiennent la pression aussi bien que le silicium de type diamant, jusqu’à 110 kilobars à la température ordinaire. A partir de cette pression, le réseau de silicium s’effondre pour donner la variété métallique de l’étain. Nous avions fait dans les années 70 des manipulations dans ce sens avec les chercheurs de la GE, nous avions vu que vers 100 kbar, il y avait une augmentation considérable de la conductivité avec un passage probable vers un état métallique. Récemment, nous avons fait d’autres manipulations avec un groupe de physiciens de Lyon avec lequel nous travaillons, celui de Perez, Melinon, San Miguel …. Nous avons vu que la structure était bien stable jusqu’à 110 kbar avant de s’effondrer comme pour le silicium diamant. Quand on regarde la variation de paramètres, il y a un parallélisme complet avec celle du silicium diamant. Ceci signifie que cette structure devrait être aussi dure que le silicium diamant (lui-même moins dur que le carbone diamant). L’idée – beaucoup de physiciens se sont lancés là-dessus – est que si on peut faire des phases homologues du carbone alors ces phases pourraient être aussi dures que le diamant. Pour l’instant, personne n’a encore trouvé ces formes homologues de nos siliçures avec le carbone.
Un autre grand espoir, auquel je crois beaucoup, mais que je n’aurai sans doute pas le temps de mener à terme, hélas. Ces boules Si28 (12 pentagones et 4 hexagones) sont l’équivalent d’un atome géant, dix fois plus gros qu’un atome normal. En effet, quand on fait des calculs d’orbitales moléculaires pour un tel groupement d’atomes, il y a d’une part, tous les électrons qui servent à lier ces 28 atomes, d’autre part, quatre électrons périphériques dont l’un est l’équivalent d’une orbitale s (comme l’orbitale atomique s du silicium) et les trois autres sont dans des orbitales équivalentes aux orbitales p. On peut imaginer dans le futur, une chimie non plus à partir d’atomes mais une chimie à partir de ces boules d’atomes pour faire des édifices beaucoup plus volumineux.
Enfin, nous avons aussi essayé de construire des matériaux thermoélectriques. Ceux-ci peuvent avoir deux utilités : soit ils génèrent un courant sous l’effet d’un gradient de température, soit le passage d’un courant permet d’induire un gradient de température et ainsi de ‘faire du froid’ (ou du chaud). Cette dernière possibilité permettrait par exemple de remplacer dans les réfrigérateurs traditionnels les compresseurs et les CFC. Nous avons essayé d’améliorer les performances encore trop faibles pour que ces matériaux soient un jour commercialisés . Une théorie a même été bâtie par un collègue américain, Slack sur la base de nos matériaux ; il s’agit de la théorie PGEC (Phonon Glass-Electron Crystal) ; il s’agit d’avoir un matériau qui conduit la chaleur (mal) comme un verre et l’électricité (très bien) comme un cristal.
Pour résumer les applications des clathrates : les thermo-éléments, les matériaux ultra-durs, les matériaux pour optoélectronique, la chimie des clusters d’atomes, voilà quatre promesses possibles pour les clathrates. Voilà les espoirs que j’ai sur ce sujet, le regret de ne pas avoir pu commencer trois ou quatre ans plus tôt alors que je prends ma retraite et que je ne peux pas continuer ma recherche avec la même intensité. Voilà cette première histoire des clathrates, qui m’a fait travailler pendant une douzaine d’années puis depuis sept ou huit ans avec un arrêt complet entre les deux.

PT : Quelles leçons tirez-vous de cette interruption ?

MP : Ceci montre qu’en recherche, il faut toujours persévérer car un résultat peut très bien, à un moment, ne pas être reconnu, puis l’être vingt ans plus tard. La deuxième conclusion que je tire est que la discussion, la confrontation avec des personnes, des scientifiques de culture différente, est quelque chose de fondamental en recherche. Si nous n’avions pas eu ces discussions avec John Kasper, nous n’aurions pas fait cette découverte en 1965. Je pense que les Allemands (ou nous-mêmes) auraient quand même trouvé la solution trois ou quatre après nous parce qu’ils avaient obtenu des micro-cristallites dont ils auraient pu faire la structure. C’est quand même très important de réaliser que c’est parce que des gens de cultures différentes ont discuté, que l’on a pu arriver à la solution d’un problème scientifique apparemment non résoluble. C’est la deuxième leçon importante, je crois.

PT : Si nous passions à la deuxième partie de vos recherches ?

MP : Ce qui est aussi mon activité la plus connue. En 1963, j’avais déjà détruit deux petits laboratoires à Bordeaux à cause des explosions de mes silanes, j’étais passé à côté du danger, j’avais eu beaucoup de chance, c’était l’année où je m’étais marié. Je me suis dit que je ne pouvais pas poursuivre ainsi. J’ai continué à m’occuper de mon thésard C.Cros et j’ai décidé de changer de sujet de thèse.
A Rennes, nous avions fait avec Hagenmuller et tout le laboratoire, une visite en Allemagne des principaux laboratoires de chimie. J’avais été fortement impressionné par deux choses : premièrement, le fait qu’ils travaillent toujours sur des structures bien identifiées, deuxièmement, qu’ils travaillent beaucoup sur les oxydes des métaux de transition (bloc de trois fois dix éléments situés au milieu du tableau périodique) à haut degré d’oxydation ou à degrés d’oxydation peu usuels. On sait qu’on peut aller jusqu’au degré d’oxydation maximal +VII pour le manganèse, mais qu’après le manganèse, pour le fer par exemple, on se limite généralement à +III, bien que quelques ferrates puissent aller jusqu’à +VI , le nickel +II, le cobalt +II essentiellement, le cuivre +II. Pourquoi les autres degrés d’oxydation n’étaient-ils pas accessibles ?
On parlait aussi beaucoup du phénomène de non stœchiométrie que j’ai déjà évoqué. Il y avait des scientifiques à l’étranger qui s’intéressaient aussi à la non stœchiométrie : Andersson à Cambridge, Arne Magneli à Stockholm, Dave Wadsley en Australie. Magneli était un cristallographe extraordinaire que j’ai eu le plaisir de rencontrer souvent, notamment au conseil scientifique du laboratoire de Collongues. C’était un plaisir de parler science avec lui. Il avait montré qu’il y avait deux comportements de défauts dans un solide : quand leur concentration était faible (des lacunes, des interstitiels), ils restaient isolés, l’entropie stabilisant cet état à haute température , alors qu’à concentration de défauts élevés, les défauts s’associaient (perte d’entropie mais gain d’énergie du à leur association). Dave Wadsley était aussi un grand cristallographe que nous connaissions bien et qui travaillait sur des composés non stœchiométriques, en particulier les bronzes de vanadium. Les bronzes de vanadium ne sont pas des bronzes au sens traditionnel (alliage étain-cuivre) mais des oxydes non stœchiométriques, appelés ainsi il y a plus d’un siècle, par Hautefeuille, qui les avait obtenus avec le tungstène. Il les avait appelés des bronzes car ils étaient très colorés, certains étaient mordorés comme le bronze classique mais d’autres avaient une couleur bleue métallique et même rouge cardinal. C’étaient des matériaux très beaux surtout sous forme de monocristaux. Les bronzes de tungstène étaient déjà bien connus alors que les bronzes de vanadium ne l’étaient pratiquement pas : il y avait à peine trois ou quatre travaux dont ceux d’un Russe, Ozerov, et un de Wadsley qui avaient étudié un seul type de phase, la phase appelée . Le bronze de vanadium, c’était l’intercalation d’un alcalin, comme le lithium ou le sodium, dans l’oxyde de vanadium de plus haut degré d’oxydation, V2O5. Celui-ci changeait alors de structure, la formulation de l’ensemble étant LixV2O5 avec x variant comme dans le clathrate de type II. On remplissait des canaux avec des ions lithium car, à la différence des clathrates, l’alcalin s’ionisait et donnait son électron au réseau V2O5, le vanadium +V se réduisant en vanadium +IV. J’ai donc commencé à travailler sur les bronzes de vanadium.

PT : C’était des cavités dans ce cas-là aussi ?

MP : Ce n’était pas des cavités mais de grands tunnels. Les ions lithium s’intercalaient dans ces tunnels et s’y déplaçaient facilement. Mais c’est important que ce soit des tunnels, vous verrez pourquoi tout à l’heure. Je n’étais pas le premier à travailler sur ces bronzes de vanadium au laboratoire. Dès notre séjour à Rennes, Paul Hagenmuller avait donné ce sujet à André Lessaichere mais comme il avait une bourse industrielle, il a lancé le sujet puis il est parti chez Rhône-Poulenc. A Bordeaux, nous avons repris ce sujet à trois, quasiment simultanément : Jean Galy, actuellement directeur de recherche à Toulouse, André Casalot, professeur à Marseille, qui vient de prendre sa retraite, et moi.

PT : En quoi votre approche était-elle novatrice ?

MP : Nous avions chacun notre spécialité, Galy était le cristallographe de l’équipe, Casalot et moi, nous nous occupions des mesures physiques. C’est là l’originalité de ce que nous voulions lancer, l’idée totalement novatrice de Hagenmuller. Les Allemands travaillaient sur les structures, Hagenmuller pensait que la structure avait un rôle fondamental sur l’ensemble des propriétés, l’objectif était donc de trouver des relations entre structure et propriétés physiques. C’était tout à fait novateur car les chimistes ne s’intéressaient pas à cela à l’époque ; ils ne s’intéressaient qu’à synthétiser, éventuellement déterminer la structure et ensuite ils laissaient le matériau aux physiciens si ceux-ci le trouvaient intéressant. Mais comment le trouver intéressant sans un minimum de caractérisations physiques préalables ? C’était au contraire la grande force des Américains ; la chimie minérale n’y était pas très développée mais dans les grandes compagnies comme IBM, Dupont, Bell, ils avaient des physiciens qu’ils mettaient auprès des chimistes pour étudier les propriétés physiques et très souvent ils ont trouvé des propriétés physiques intéressantes sur des matériaux qui avaient été découverts en France au préalable. C’est une des raisons pour lesquelles la chimie du solide – on commençait à parler de chimie du solide vers la fin des années soixante – française a eu une telle renommée : elle découvrait beaucoup de corps nouveaux mais sans souvent se préoccuper des applications de leurs propriétés. Au début des années quatre-vingt, elle était considérée comme l’une sinon la première chimie du solide au monde – cela fait un peu prétentieux de le dire mais on le trouve écrit sous la plume de plusieurs collègues américains – peut-être à égalité avec les Etats-Unis, car à cette époque le Japon n’avait pas encore fait tous les efforts qu’il a produits depuis. Maintenant ce n’est plus le cas.

PT : Pour revenir sur votre projet tri-partite ?

MP : Nous avons abordé, à trois, cette étude des bronzes de vanadium sous l’angle structure-propriétés physiques. En effet, nous voulions comprendre pourquoi les bronzes de tungstène étaient généralement des métaux alors que les bronzes de vanadium étaient toujours des semi-conducteurs. Nous avons fabriqué un grand nombre de phases nouvelles, dans des systèmes variés tels que le cuivre ou l’argent dans les tunnels. L’essentiel des bronzes de vanadium, à part la structure de l’une des phases originelles, le bronze de Wadsley, a été fait à Bordeaux par le groupe entre 1963 et 1970. C’était un très gros travail d’équipe qui a eu deux conséquences sur-le-champ. La première conséquence a été qu’il a fallu créer un ensemble de mesures physiques, c’est ce que j’ai fait au niveau du laboratoire. Nous sommes allés voir des physiciens avec Casalot et nous avons monté des mesures de conductivité électronique et de pouvoir thermoélectrique (effet Seebeck dont j’ai déjà parlé à propos des thermoéléments à base de clathrate). J’ai aussi construit plusieurs balances magnétiques après avoir fait un stage et travaillé avec le groupe voisin de Pacault qui possédait déjà une balance magnétique peu moderne. Pour ma thèse, j’ai ainsi conçu et construit une balance magnétique originale qui vingt ans après sa construction fonctionnait encore parfaitement et qui est aujourd’hui sous une cloche à l’université de Séoul, cadeau du laboratoire en souvenir du temps où leurs chercheurs venaient nombreux se former chez nous. J’ai été aidé en cela par Alain Tressaud pour compléter nos équipements magnétiques dès lors que des appareils commerciaux sont apparus sur le marché au début des années soixante-dix (magnétomètres vibrants). Nous avons été je pense le premier laboratoire de chimie français ainsi équipé. Beaucoup de collègues venaient de partout y faire leurs mesures.
La deuxième conséquence est que nous avons engagé des coopérations avec des physiciens, le groupe de Friedel à Orsay, pour les propriétés de transport, et le groupe de Néel et de Bertaut à Grenoble, pour les propriétés magnétiques. Il y a eu beaucoup d’échanges ; il y a même eu des thèses qui ont été faites sur les mêmes matériaux par un physicien et un chimiste en binôme en quelque sorte. Je pense à la thèse de Villeneuve, un chimiste de mon groupe et à celle de Pouget, physicien d’Orsay, sur l’oxyde de vanadium VO2. Le chimiste préparait ses échantillons, il faisait ses propres caractérisations, puis il donnait ses matériaux au physicien qui faisait d’autres types de caractérisations physiques, plus poussées, plus sophistiquées, les discussions et interprétations finales se faisaient ensemble. Nous n’avions à Bordeaux bien sûr que des expérimentations de base. Nous ne voulions pas évidemment prendre la place des physiciens. Quoiqu’il en soit à la fin des années soixante-dix, les bronzes apparaissaient essentiellement comme une œuvre bordelaise et je me suis occupé beaucoup de la partie propriétés physiques de ces bronzes.

PT : Qu’est-ce qui était si novateur ?

MP : Je trouve que le rapprochement avec la physique a été tout à fait novateur et intéressant. Il fallait, d’une part, avoir des appareils de caractérisation de base pour connaître les propriétés fondamentales, savoir si le matériau était isolant ou métallique (comportement différent en fonction de la température) ; d’autre part, apprendre de la physique pour pouvoir dialoguer avec les physiciens. Il fallait posséder les deux choses, le langage et les équipements de base. Pour le langage, nous avons appris, Hagenmuller nous a forcés à apprendre beaucoup de physique. Nous avons pu dialoguer d’égal à égal (enfin pas tout à fait !), nous avions cependant gardé notre propre vision. En effet, les chimistes n’ont pas la même vision de la matière que les physiciens : ceux-ci voient plutôt le phénomène dans sa globalité, ceux-là ont une approche atomistique ; le chimiste se demande pourquoi il y a telle modification de propriété quand un atome se déplace dans la structure. C’est précisément là que réside toute l’importance entre la structure cristalline et les propriétés, c’est ça qui est notre force et c’est la révolution qu’a lancée Hagenmuller au début des années soixante.

PT : Pensez-vous que ce genre de rapprochement soit constitutif de la chimie du solide ?

MP : Pour répondre, disons juste un mot pour recadrer cela au niveau international. En 1964, il y a très exactement quarante ans, nous avons organisé ce qu’on peut considérer comme le premier congrès international de chimie du solide, une véritable naissance de la discipline. Il y avait là des cristallographes, Wadsley, Görter, Anderson, des thermodynamiciens, Kubachevsky, des physiciens comme Aigrain qui devait devenir l’un des patrons de l’électronique française, des Américains solidistes, Rustom Roy, Aaron Wold, John Goodenough, peu d’Anglais (mais cette chimie y était peu développée), des Allemands, tous ceux auxquels nous avions rendu visite étaient là, des Français bien sûr, Collongues, Michel, Bénard, Lacombe. Ce fut une semaine extraordinaire et quarante ans après, les présents en parlent encore. Il y a eu récemment un numéro spécial dédié à Sten Anderson du journal Solid State Science, dans lequel Bruce Hyde fait référence à ce congrès fondateur de la discipline, à toutes les discussions extraordinaires qu’il y a eu concernant tous les domaines, la non stœchiométrie, les propriétés structurales et électroniques.

PT : Le congrès avait réconcilié la Chrétienté et la Chaudronnerie ?

MP : Chaudron n’était pas présent à cette occasion mais quelques années plus tard, il a présidé mon jury de thèse. Hagenmuller était à la fois en marge et en pointe de la Chrétienté par ses positions quelquefois très fermes sur tel ou tel collègue et par ses positions très novatrices et proches de la métallurgie. Il a été beaucoup plus soutenu par Bénard que par Chrétien. Par exemple Bénard était président de la Fondation de la Maison de la Chimie quand Hagenmuller a été le premier lauréat de son grand Prix. Hagenmuller était en quelque sorte le champion du rassemblement entre les deux domaines. En effet, on a aussi besoin d’une chimie classique, thermodynamique, pour précisément connaître ce qu’il est possible ou impossible de synthétiser. De nos jours, je regrette d’ailleurs que la thermodynamique soit un peu tombée dans l’oubli car bien souvent par des considérations thermodynamiques simples, les chercheurs se rendraient compte qu’ils vont à l’échec.

PT : Quels étaient les défis soulevés par les bronzes de vanadium ?

MP : Très vite, nous avons compris, avant la fin des années soixante-dix, que nous ne pouvions faire une physique propre que si nous avions des monocristaux, notamment pour étudier l’anisotropie des propriétés. Alors j’ai pensé qu’après avoir monté des mesures physiques, nous devions développer des techniques de cristallogenèse. Pour cela je me suis rendu aux Etats-Unis où j’ai passé six mois auprès d’Aaron Wold pour apprendre le transport en phase vapeur : il s’agissait de faire des cristaux en partant d’un solide pulvérulent auquel on ajoutait un agent de transport, par exemple de l’iode, dans une ampoule de quartz scellée sous vide et soumise ensuite à un gradient de température, il se passe une réaction réversible un peu comme dans le cas des lampes à halogène : l’iode réagit avec la poudre et donne un iodure gazeux qui se re-décompose dans la partie froide et on récupère le produit sous une forme monocristalline. Il y avait deux scientifiques au monde qui étaient spécialistes de cette méthode : Harald Schäffer à Munster et Aaron Wold à Providence. Plutôt que d’aller en Allemagne et comme je suis très mauvais en anglais, j’ai préféré aller passer six mois aux Etats-Unis. J’ai appris la croissance cristalline mais j’avoue que pour l’anglais, j’ai été davantage récalcitrant. Au retour j’ai monté de telles manipulations de croissance cristalline au laboratoire et qui ont fonctionné une bonne dizaine d’années.

PT : Etaient-ce les mêmes techniques de croissance cristalline que celles du laboratoire Collongues ?

MP : J’ai d’abord mis en place le transport en phase vapeur que j’avais appris aux Etats-Unis et qui ne se pratiquait pas chez Collongues. Ensuite, je me suis tourné avec J.-P. Chaminade vers toutes les technologies de croissance cristalline, y compris aussi des manipulations qui étaient chez Collongues comme la fusion de zone au four à image avec Jean-Claude Launay. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai eu toujours des relations amicales et fructueuses avec Robert Collongues qui était un très bon ami et pour qui je me suis battu comme j’ai pu quand je suis entré à l’Académie en 1992 parce que je réalisais que Collongues était un oublié de l’Académie. La seule chose que j’ai pu obtenir, c’est que l’Académie lui décerne le grand prix Gaz de France, quelques années avant sa mort pour qu’il ait un dernier coup de chapeau de l’Académie.

PT : Pourquoi Collongues a-t-il été oublié ?

MP : Il n’y avait pas beaucoup de chimistes membres de l’Académie des sciences et je ne sais pas si cet honneur l’intéressait vraiment. Bénard y représentait la métallurgie après Chaudron, puis Lacombe également après 1981. Ce n’était pas très favorable pour Collongues puisque les principales écoles de pensée étaient représentées. Hagenmuller non plus n’est pas Membre, il est Correspondant. C’est une des grandes erreurs de l’Académie de n’avoir pas élu Hagenmuller Membre alors qu’il est membre de dix-sept académies étrangères.

PT : Pourtant Hagenmuller y a aussi postulé ?

MP : On ne postule pas à l’Académie, on y est présenté par ses pairs. Sa valeur scientifique n’a jamais été mise en doute mais le problème est, je crois, sa très forte personnalité et un langage parfois un peu trop direct par rapport à celui plus feutré de cette grande maison qui est la nôtre. Et puis il suffit aussi simplement de l’hostilité latente d’un ou deux confrères…

PT : Quelle était la part du travail de synthèse dans le travail du laboratoire ?

MP : C’est une part essentielle ; la synthèse des poudres tout d’abord pour lesquelles des technologies de hautes températures et de hautes pressions ont été, comme je l’ai déjà mentionné, développées au laboratoire. A cette époque-là, pour ma part, de 1968 à 1972, j’ai monté, comme je l’ai déjà précisé, toute la cristallogenèse à Bordeaux, c’est-à-dire l’étape suivante de l’élaboration du matériau, sa mise en forme. Ce service deviendra d’ailleurs lui-même laboratoire propre du CNRS, le SDTM (Service de Diffusion de la Technologie des Matériaux) qui regroupera trois antennes, celle d’Orsay avec le physicien Chapelle, celle de Meudon avec le physicien Rodot et celle de Bordeaux comme seul chimiste. Nous faisions des cristaux pour l’ensemble de la communauté française et même parfois étrangère qui en avait besoin. Nous avions monté tous les systèmes de croissance cristalline, des fours à images, des fours à flux, des fours de fusion de zone, du tirage Bridgman, de l’électrolyse en sel fondu qui était une spécificité bordelaise qui nous permettait d’obtenir en particulier des bronzes de tungstène et de vanadium.

PT : La cristallogenèse intéressait les gens à l’époque alors ?

MP : Oui, j’ai en tête l’exemple d’une expérience assez intéressante mais que je n’ai pas menée jusqu’au bout. Au début des années soixante-dix, la NASA me contacte pour me dire qu’elle s’intéresse aux monocristaux d’oxyde de vanadium qui présentent des transitions de type isolant-métal très brutales au voisinage de la température ambiante. Il était intéressant de faire croître ces cristaux dans un satellite pour voir si les phénomènes de convection inhérents à la gravité terrestre allaient disparaître pour donner des cristaux de meilleure qualité, moins chargés de défauts et donc présentant des transitions encore plus abruptes. J’ai trouvé l’idée séduisante et nous avons lancé un projet : je dirigeais, à l’époque sur ce sujet la thèse de J.-C. Launay. Nous avons décidé de faire croître dans l’espace les cristaux qu’il avait fabriqués durant sa thèse. Je parle mal l’anglais et je l’ai envoyé me représenter à la conférence d’Amsterdam pour la mise au point de l’expérience. En fait le projet de coopération n’a pas abouti, le CNES n’ayant pas été sollicité. Quelques années plus tard sous l’égide du CNES cette fois-ci et de son groupe, Elaboration des Matériaux dans l’Espace, un projet similaire a été accepté. Nous avons constitué au CNES un Comité ad hoc (présidé par Autier) qui a pu sélectionner un certain nombre de programmes, dont le nôtre. Nous avons ainsi réalisé des manipulations de cristallogénèse dans l’espace avec les Américains et avec les Russes. Avec les Russes, ce n’était pas toujours très facile parce que l’organisation des expériences manquait parfois de rigueur technique. Néanmoins il y a eu des résultats tout à fait intéressants de cristallogenèse de semi-conducteurs. Ce fut aussi l’occasion d’apprendre encore une autre physique, la mécanique des fluides, car les mouvements de convection sont régis par ses lois. Ce thème devenait trop mathématique, j’ai laissé Launay développer seul ce genre d’expériences, il a continué jusqu’à très récemment.

PT : Est-ce que ça a donné de meilleurs résultats ?

MP : Oui, bien sûr, mais il est difficile d’être péremptoire. On prépare toujours avec un soin exceptionnel une expérience unique qui coûte particulièrement cher. Je crois qu’on ne peut faire de la croissance de matériaux dans l’espace que s’il y a une valeur ajoutée exceptionnelle car le coût de telles expériences est exorbitant. Pourtant, pour des expériences fondamentales, des fours à image de petite dimension ont été envoyés dans l’espace pour faire des expériences de fusion de zone et vérifier que les courants de convection n’existaient pas et que la croissance résultait de la diffusion pure.

PT : Vous avez poursuivi sur des sujets proches ?

MP : J’avais été nommé en 1967 (je n’avais pas encore trente ans !), professeur (le titre exact était maître de conférence à l’époque) et j’ai donc pris des élèves pour former mon groupe de recherche ; certains ont travaillé dans le domaine des bronzes de vanadium, d’autres dans celui des bronzes de tungstène. Avec Jean-Pierre Doumerc, qui est aujourd’hui Directeur de Recherche dans mon groupe, nous avons essayé de montrer que la théorie de la conductivité des bronzes de tungstène de Goodenough était la bonne face à d’autres théories, en particulier celle d’un autre ami, Mike Sienko, Professeur à Cornell aux USA.

PT : Qui est Goodenough ?

MP :Je ne vous ai pas encore parlé de John Goodenough mais il était de ceux qui étaient là en 1964 et qui est revenu pratiquement chaque année à Bordeaux discuter science avec nous. Je le considère avec Hagenmuller comme le père de la chimie du solide mondiale. C’est lui qui nous a appris comment on pouvait passer de la chimie à la physique, qui nous a appris à dialoguer avec les physiciens, qui nous a appris comment passer d’une description locale à une description collective des électrons. On trouve son nom associé à toutes les grandes étapes de la chimie du solide moderne. Je trouve qu’il n’est pas juste que John Goodenough n’ait pas eu, avec d’autres sans doute, le prix Nobel de Chimie pour la création de cette nouvelle science, la chimie du solide, qui s’est révélée très féconde depuis quarante ans. Quand j’ai passé six mois aux Etats-Unis en 1968, chez Aron Wold , j’ai bien sûr visité souvent John Goodenough au Lincoln Laboratoiry dépendant du MIT à Boston. C’est réellement un ami et un conseil de tous les moments.

PT : Vous avez lancé d’autres sujets de recherche ?

MP : Oui dans des conditions quelque peu difficile. J’avais un grand ami qui s’appelait Maurice Rault. C’est lui qui m’avait décidé à ne pas aller à l’Institut des pétroles mais à faire une thèse avec Hagenmuller. Nous avions chacun avec Maurice nos propres sujets mais nous travaillions ensemble. Quand je suis revenu des Etats-Unis en 1968, il était fatigué et fiévreux. Au bout de quelques mois, on a détecté un cancer du système lymphatique, les choses se sont aggravées et en avril 1969, Maurice Rault disparaissait. Il avait eu une influence considérable sur le démarrage du laboratoire car il y avait installé des équipements de haute pression. Il avait commencé à installer des systèmes de haute pression fluide, c’est-à-dire des autoclaves ou l’on peut travailler jusqu’à un peu moins de 10 kbar. Il avait également lancé des travaux pour pouvoir travailler sous « belt », c’est-à-dire avec des presses du type de celles qui avaient servi vingt ans plus tôt à transformer le graphite en diamant à la GE.
En 1968, il avait recruté comme thésard un jeune élève très brillant, Gérard Demazeau, qui était lauréat de la faculté de Poitiers. Il lui avait donné un sujet de thèse portant sur des oxy-hydroxydes à synthétiser sous hautes pressions. Maurice Rault me confia alors : « j’ai pu faire deux choses qui sont bien : j’ai initié un laboratoire de haute pression et je voudrais qu’il reste relativement autonome, je ne voudrais pas qu’il passe sous la coupe d’un autre groupe du laboratoire parce que c’est mon œuvre, c’est un peu mon enfant ; je voudrais aussi que tu t’occupes de Gérard Demazeau. » Ce genre de choses ne s’oublie pas. J’ai donc travaillé, en plus de mon groupe, avec Gérard Demazeau, pendant quinze ans. Je ne voulais pas engager Gérard Demazeau sur les mêmes sujets que ceux de mon propre groupe. Je ne voulais pas non plus que les hautes pressions soient intégrées dans mon groupe car ce n’était pas la volonté de Maurice ; je ne voulais pas non plus prendre officiellement la direction de la thèse de Gérard Demazeau. Bien sûr, Hagenmuller était à la tête du laboratoire, il dirigeait tout cela mais de loin. Je me suis rappelé ce que j’avais vu en Allemagne sur les hauts degrés d’oxydation, sur les travaux de Scholder et de Klemm. A ce moment-là, j’ai proposé à Gérard de travailler sur le degré d’oxydation +III du cuivre. Je lui ai dit que l’on savait qu’avec le tungstène, le degré d’oxydation +V n’était pas stable mais qu’on pouvait le stabiliser si les électrons qui correspondent à ce degré d’oxydation devenaient des électrons collectifs et si on en faisait une phase métallique (l’énergie cinétique est augmentée et l’énergie totale est abaissée). Je me suis dit qu’il n’était pas normal que le cuivre III ne soit pas stable alors qu’il présente la même configuration électronique que le nickel II, qui est son voisin et lui-même très stable. On connaissait un seul composé du cuivre III, KCuO2, fabriqué par un élève de Klemm, Rudolph Hoppe, un très grand chimiste allemand. Ce composé était formé d’échelles de plan carré CuO4 à arêtes communes formant des files infinies, un peu comme dans l’oxyde de palladium PdO où l’ion Pd2+ iso-électronique est de type d8 à spin faible. Nous savions que les perovskites étaient des structures très stables sous haute pression ; Demazeau venait de monter des hautes pressions d’oxygène sous belt. Il fallait donc tenter la synthèse de la perovskite hypothétique LaCuO3. Le résultat obtenu avec un autre thésard, C. Parent fut concluant : ce fut ainsi la première perovskite du cuivre III. Nous avions prévu qu’elle serait métallique, elle était métallique. Et puis nous nous sommes dit qu’il existait des structures proches des perovskites, dites de Ruddlesden-Popper. Il s’agissait de perovskites à couches avec une formulation différente, A2BO4. Si on veut que B soit +III (comme O est –II), il faut que A soit à un degré d’oxydation intermédiaire entre +II et +III. Nous avons donc mis du strontium (Sr) pour tenter de fabriquer SrLaCuO4. Nous avons mis le mélange sous belt ; j’avais prévu qu’il serait métallique et il l’était bien. Nous étions très heureux de cette grande première de la synthèse d’oxométallates perovskites du Cu3+. Puis pour montrer une autre façon de stabiliser le cuivre +III comme le palladium +II qui est très stable dans un environnement plan-carré, comme l’était aussi le cuivre +III de Hoppe dans ses chaînes KCuO2, nous avons décidé de prendre la même structure que SrLaCuO4 mais d’isoler les octaèdres de cuivre de telle manière qu’on les écrase par des ions plus gros comme Li+ ; nous avons choisi de synthétiser la phase La2Li0,5Cu0,5O4. Nous le prévoyions isolant puisque les électrons, au lieu d’avoir des spins parallèles comme dans la structure électronique du nickel +II ou dans SrLaCuO4, n’occupent qu’une orbitale sur deux par distorsion de la structure. Comme on ne viole pas le principe de Pauli, les deux électrons vont avoir des spins anti-parallèles. Le matériau était bien isolant et diamagnétique. Ainsi dès 1971 nous avions démontré que le cuivre +III existait et qu’il pouvait être stabilisé de deux manières, soit en rendant le composé métallique par délocalisation électronique (LaCuO3, SrLaCuO4), soit en appariant les électrons par une distorsion structurale très grande (La2Li0,5Cu0,5O4).

PT : Aviez-vous une idée directrice ?

MP : Oui, de tout cela, nous avons tiré la règle générale qui a conduit à tous les travaux dont je vous parlerai tout à l’heure, dans ce domaine : la règle du tailleur. La règle du tailleur, que nous avons nommé ainsi entre nous et qui a été reprise par d’autres plus tard, consiste à dire que si un degré d’oxydation n’est pas stable, pour le stabiliser, il faut lui tailler un habit sur mesure, c’est-à-dire lui créer un site, un environnement atomique sur mesure dont la dimension et surtout la symétrie soit en accord avec sa propre structure électronique. Il faut que les n électrons externes de l’ion de transition (dn) soient stabilisés au maximum par « l’habit » qu’on va lui tailler sur mesure (c’est-à-dire que le polyèdre de coordination conduise à un éclatement des orbitales atomiques qui permettent de stabiliser au mieux les n électrons). Nous n’avons pas voulu aller plus loin dans le système du cuivre +III puisque nous avions démontré ce que nous voulions démontrer. Je vous dirai plus tard comment là encore, quinze ans plus tard, ces résultats-là vont conduire à la supraconductivité des cuprates. J’ai d’ailleurs à ce sujet une lettre explicite de Nevill Mott rappelant l’importance de ces résultats sur la genèse des travaux de Müller. J’ai cependant quelques regrets parce que j’avais créé à Bordeaux non seulement des dispositifs de mesures électriques, mais encore parce que nous étions pratiquement le seul laboratoire de chimie à disposer de mesures à basse température (hélium liquide). En effet, en liaison avec Air Liquide de Grenoble, nous avions installé à Bordeaux un petit liquéfacteur d’hélium. Ce fut là aussi une épopée technique car l’appareil, un prototype, n’était pas au point mais nous avons pu, un peu avant le milieu des années soixante-dix, faire des mesures physiques à l’hélium liquide. Nous aurions donc pu voir ce que Müller a vu 15 ans après si nous avions étudié la solution solide La2CuO4 – LaSrCuO4, ce qui du point de vue de la synthèse chimique était beaucoup plus facile à réaliser et ce qui fut fait dix ans plus tard lors de la thèse de Mme Nguyen à Caen dans le groupe de Bernard Raveau. C’est sans doute l’un des résultats les plus importants de ce que j’ai pu faire ou contribuer à faire avec d’autres.

PT : Quelles étaient les perspectives pour ces bronzes de vanadium ?

MP : L’héritage peut être considéré comme double, sur le plan fondamental et sur celui des applications. Pour les applications, presque dix ans après nos travaux [1975], des Américains ont repris ces idées-là, en essayant de faire des accumulateurs, en particulier Stanley Whittingham, qui travaillait alors à Exxon,… Ils se sont dit qu’en mettant du lithium d’un côté, au milieu un électrolyte liquide (un solvant organique avec du perchlorate de lithium dissous) et de l’autre côté un oxyde comme V2O5, ils réaliseraient un nouveau type d’accumulateurs. En effet le lithium est un réducteur très fort, V2O5 est un bon oxydant. En décharge, le lithium va s’ioniser pour donner Li+ qui traverse l’électrolyte liquide pour venir s’intercaler dans le V2O5 pendant que les électrons, par le circuit extérieur, vont passer d’une électrode à l’autre pour venir réduire une partie du vanadium V en vanadium IV. C’est le début des batteries au lithium. On peut dire que de ces bronzes de vanadium, sont nées les batteries au lithium, qui ont été affinées bien sûr, ensuite (l’oxyde de vanadium est souvent remplacé par l’oxyde lamellaire de cobalt – découvert aussi à Bordeaux dans le groupe de Claude Delmas) pour atteindre des tensions beaucoup plus élevées. On appelle ces batteries « rocking-chair », puisque, à la décharge, le lithium vient s’intercaler, et à la charge, il ressort et redonne du lithium métallique.
Le deuxième héritage est fondamental : en ce moment, et cela m’amuse, les physiciens redécouvrent les bronzes de vanadium car ce sont des systèmes simples avec en général un électron par atome (pour V4+). De plus ce sont des systèmes intéressants car vous retrouvez des chaînes d’octaèdres à arrêtes communes, vous avez des systèmes de dimensionalité restreinte. J’ai été très surpris de voir que, depuis quatre ou cinq ans, une phase de ma thèse (NaV2O5), un bronze très riche en sodium, soit devenue un matériau modèle pour les physiciens pour étudier les ordres de charge et les ordres de spin dans des solides bidimensionnels.

PT : Pour les hauts degrés d’oxydation, vous avez donc puisé votre inspiration chez les Allemands pour aller plus loin ?

MP : Ce qui me paraissait intéressant et m’avait été inspiré par les collègues allemands portait essentiellement comme je l’ai dit pour le Cu3+ sur les hauts degrés d’oxydation. Ils disposaient de techniques de synthèse sophistiquées pour l’obtention de ces hauts degrés d’oxydation des oxydes des éléments de transition. Ces synthèses consistaient à utiliser comme oxyde de départ les oxydes alcalins eux-mêmes, voire les peroxydes, très difficiles à obtenir et à manipuler (boîtes à gants très anhydres). En effet, en chimie, si on veut stabiliser des hauts degrés d’oxydation d’un métal de transition, on a intérêt à lui adjoindre des oxydes très basiques. Ceux-ci réagissaient en tubes scellées de métal précieux (Au, Pt) avec les oxydes des métaux de transition à des températures voisines de 500°C, ce qui était une chimie assez difficile. Cette inspiration a débouché comme je vous l’ai dit sur le questionnement sur l’existence du cuivre +III et les conditions de sa stabilisation. A partir de là, nous avons tiré cette règle du tailleur. Ensuite, nous sommes remontés dans le tableau périodique vers le nickel +III, dont il n’existait qu’un seul oxyde LaNiO3 (la même formulation que pour la perovskite LaCuO3). J’ai pensé qu’il n’était pas normal de s’arrêter au premier élément (le lanthane) de la longue série des terres rares (14 éléments) mais qui ont des tailles de plus en plus petites tout en conservant les mêmes comportements chimiques. Pourquoi ces composés n’existeraient-ils pas ? Là encore, nous avons utilisé les hautes pressions mises au point par Gérard Demazeau pour finalement obtenir toute la série des nickelates +III LnNiO3 (Ln = terre rare) et un certain nombre d’autres composés homologues tels que SrLaNiO4 et BaLaNiO4 comme nous l’avions fait pour SrLaCuO4. En fait, le nickel +III existait bien lui aussi avec une structure électronique à spin faible, c’est-à-dire qu’il présentait un maximum d’électrons à spins appariés dans les orbitales de plus basse énergie. Nous avons observé pour les premières terres rares un comportement métallique qui s’expliquait très bien comme dans LaNiO3 (LaNiO3 avait été caractérisé une dizaine d’années auparavant par Aaron Wold aux Etats-Unis, mais il n’avait pu continuer la série faute de moyen de synthèse sous haute pression d’oxygène). Nous nous sommes aperçus qu’au fur et à mesure que la terre rare devenait plus petite, la structure se distordait de plus en plus, les octaèdres au lieu d’être bien alignés dans les chaînes dans les trois directions de l’espace basculaient alternativement dans la direction de la chaîne. Nous avons observé qu’on passait d’un état métallique pour LaNiO3 vers un état qui devenait isolant au fur et à mesure que l’angle de liaison (Ni-O-Ni) s’éloignait des 180° de LaNiO3.

PT : C’était une conceptualisation nouvelle ?

MP : Sans doute. Je me souviens d’être allé au début des années quatre-vingt à un congrès international à Uppsala, au nord de Stockholm où j’ai raconté cela pour la première fois : regardez, c’est très simple, lorsque l’angle se ferme, le recouvrement entre les orbitales de l’oxygène et celle du nickel diminue et s’il diminue, la largeur de la bande associée à ces états-là diminue elle-aussi. On passe alors d’un état métallique si la bande est large à un état isolant si la bande est étroite. Ce n’était plus une transition de Mott comme celle dont je vous ai parlé à propos des clathrates, mais une transition de Mott-Hubbard. Pour expliquer cela simplement, on peut assimiler les électrons très délocalisés qui peuvent sauter très facilement d’un atome à l’autre à un gaz d’électrons ou leurs répulsion coulombienne (ce sont des particules de même charge) est faible ; si au contraire ces électrons se repoussent beaucoup, comme leur saut d’un atome à l’autre nécessite à un moment donné la présence de deux électrons sur un même atome, cet état excité, difficile à obtenir, conduira à leur localisation (les physiciens appellent U cette répulsion inter-électronique) : si la répulsion est forte, le matériau est un isolant de Mott-Hubard, si au contraire, elle est faible (énergie d’échange corrélation faible), alors le matériau est un métal. C’est ce que nous avions : avec LaNiO3, les électrons étaient très délocalisés, puis au fur et à mesure que l’angle se fermait, parce que la terre rare était plus petite et que les octaèdres basculaient, la liaison était plus faible entre l’oxygène et le nickel, la bande était de plus en plus étroite, les électrons se localisaient de plus en plus, le matériau devenait plus isolant. Je rappelle cela car dix ans plus tard dans les années 90, certains chercheurs semblent redécouvrir ce genre de choses. Cela me paraissait assez évident, peut-être avons nous eu tort de ne pas le répéter et de ne pas le publier dans plusieurs revues anglo-saxonnes. Ces nickelates ont été réétudiés depuis quelques années, les techniques de cristallographie ayant beaucoup évolué. Il a été montré que le nickel +III, lorsque ses électrons sont très localisés, conduit à une véritable dismutation avec des polyèdres NiO6 de tailles différentes, c’est-à-dire que certains nickels sont à un degré d’oxydation III+δ et d’autres à III-δ : c’est une espèce d’onde de densité de charge, une fluctuation du nombre de charges qui présente la périodicité du réseau. C’est une physique très étudiée aujourd’hui.

PT : Ensuite, vous avez à nouveau suivi une approche systématique ?

MP : Ces transitions isolant-métal nous ont beaucoup occupés depuis, c’est le grand thème de réflexion de Jean-Pierre Doumerc. Qu’est-ce qui permet d’avoir un isolant ou un métal pour un oxyde ? Bien sûr nous sommes passés du nickel au cobalt. Il n’existait que quelques cobaltites de terres rares, du lanthane (LaCoO3) au gadolinium. Nous avons complété la série jusqu’à la plus petite des terres rares. Avec le cobalt, qui est donc trivalent dans LnIIICoIIIO3, nous obtenons une configuration électronique très intéressante avec six électrons (d6) ; les orbitales d sont éclatées entre trois orbitales de plus basse énergie (tg) et deux orbitales de plus haute énergie (eg) dans un environnement octaédrique qui est celui de la structure perovskite. Habituellement, si l’on prend l’ion libre sans ses voisins anioniques, c’est la règle de Hund qui joue, il faut un maximum d’électrons à spin non appariés, (les électrons de spin parallèle se repoussent moins car d’après le principe de Pauli, ils ne peuvent pas être au même endroit et au même moment et sont donc en moyenne plus éloignés les uns des autres). Cependant le champ cristallin en éclatant les niveaux des orbitales induit une anisotropie spatiale ; il est plus favorable pour les électrons d’occuper les orbitales de basse énergie(t2g). La réalité est un compromis entre les gains d’énergie obtenus en peuplant les niveaux bas et ceux obtenus en ayant des spins parallèles. Ce compromis dépend de l’écart énergétique entre les niveaux bas et hauts : dans le cas du cobalt, à basse température, les électrons occupent les orbitales de plus basse énergie en s’appariant. Lorsque la température augmente, l’ensemble des orbitales se peuple. Dans le cas du cobalt III (et du nickel III), c’est donc le champ cristallin qui l’emporte sur l’énergie d’échange de corrélation, le matériau est à spin faible. A haute température, le « match » est pour ainsi dire plus équilibré puisqu’il y a équilibre entre les deux états de spin faible et fort. Nous avons réalisé qu’au fur et à mesure que nous allions du lanthane au lutécium, la terre rare exerçait une sorte de pression interne sur les octaèdres de cobalt et stabilisait de plus en plus l’état de spin faible. Nous avons ainsi mis en évidence la notion de pression interne chimique. Celle-ci favorise la plus petite taille de l’ion Co3+. C’est l’état de spin faible qui a la plus petite taille puisque les électrons ne sont pas dirigés dans la direction des atomes d’oxygène. Ensuite j’ai pensé que si les six électrons peuvent former trois paires de spins antiparallèles ou une paire antiparallèle et quatre spins parallèles (S=2), alors il devrait être possible d’obtenir la situation de spin intermédiaire. Nous nous sommes évertués à essayer de trouver les conditions de structure qui devaient favoriser l’état de spin intermédiaire. Cet état correspond à deux paires de spins antiparallèles, un électron célibataire dans les orbitales (t2g) de basse énergie et un électron célibataire dans l’une des deux orbitales (eg) de haute énergie. Or, cette situation (un électron qui occupe deux orbitales dégénérées) conduit à une distorsion de type Jahn-Teller, ce qui stabilise l’une des deux orbitales eg au détriment de l’autre, l’électron occupant l’orbitale stabilisée. Nous avons défini toutes les conditions qui devraient correspondre à un spin intermédiaire : depuis vingt ans, nous nous battons pour essayer de traquer cette espèce rare de cobalt III à spin intermédiaire.

PT : Avez-vous trouvé cette perle rare ?

MP : Nous l’avons approchée et obtenu des états très proches, souvent complexes, mais tout le monde, aujourd’hui, parle de cobalt III à spin intermédiaire en oubliant ce qui a été fait auparavant. Les jeunes chercheurs ont tendance à considérer de nos jours que tout ce qui a été fait avant les années quatre-vingt correspond à de l’histoire ancienne et qu’il n’y a rien à en retenir. En fait beaucoup de résultats importants ont été obtenus avant cette époque ; mais aujourd’hui avec l’accroissement des performances des méthodes de caractérisation, on va plus loin et on invente même des mots nouveaux pour habiller les anciens concepts. Je vais passer pour un peu critique, amer et nostalgique. C’est pourtant une remarque que beaucoup d’entre nous vous feront. En particulier on trouve beaucoup de ces anciens-nouveaux concepts dans les travaux pionniers de John Goodenough qui avait vraiment les idées les plus novatrices, les plus lumineuses. Je me considère modestement comme un disciple de John, avec qui j’ai eu des relations à la fois professionnelles et amicales vraiment privilégiées.

PT : Après le nickel et le cobalt, vous êtes passés au fer en allant vers la gauche du tableau périodique ?

MP : Effectivement je crois que cela vaut la peine de raconter cette histoire qui montre que la chimie du solide est bien devenue une science déductive. Au début des années 80, nous nous sommes dit (je revois la scène, c’était dans le bureau de Paul Hagenmuller) : « il est assez fantastique que pour le fer qui est l’élément de transition le plus connu, on ne connaisse que peut-être deux ou trois composés du fer VI qui sont isotypes des sulfates, (K2FeO4 est isotype de K2SO4, le fer est dans un environnement tétraédrique comme le soufre dans SO4)2-, et un seul composé du fer V, Na3FeO4, isotype du phosphate Na3PO4 ». Dans le cas de ce composés du fer V, la règle du tailleur n’était pas appliquée. En effet, le fer V a trois électrons de valence (d3), dans un site tétraédrique qui du point de vue de la stabilisation du champ cristallin est l’inverse du site octaédrique : il y a deux orbitales de plus basse énergie (e) et trois orbitales de plus haute énergie (t2). Avec deux électrons (e) et le troisième en (t2), ce n’est pas ce qui se fait de mieux comme stabilisation ! Pourquoi ne pas placer du fer V dans un site octaédrique où l’on dispose de trois orbitales de plus basse énergie pour les trois électrons ? Bien sûr, cet ion doit être très petit pour un tel site octaédrique, mais on sait bien que la pression augmente la coordinence des ions comme on peut le « constater » sous nos pieds puisque le silicium lui-même devient octaédrique à quelques centaines de kilomètres sous terre. Ce ne devait pas être si compliqué que cela : il fallait mettre le tout sous pression. Or nous maîtrisions bien la technologie des hautes pressions ; Gérard Demazeau était lui aussi dans la pièce, nous avons décidé de faire la double perovskite La2LiFeO6. Nous attendions un double effet de la pression, d’abord la pression physique de synthèse, ensuite le lithium plus gros devant mettre sous pression chimique chaque octaèdre FeO6 ; la formulation paraissait ainsi évidente. Bernard Buffat qui préparait sa thèse avec Gérard et moi, est passé au laboratoire des presses et le lendemain, nous avions un échantillon : il avait la structure pseudo-cubique prévue. Le surlendemain, nous avons effectué des mesures magnétiques, le moment magnétique était là encore celui qui était attendu pour la configuration d3 du fer. Le spectre Mössbauer (spectroscopie nucléaire qui donne entre autre l’état électronique du fer) a été mesuré quelques jours après et a confirmé également toutes nos attentes. En une à deux semaines, nous avions conçu un composé totalement original, c’était même le premier dérivé du fer V octaédrique, nous l’avions synthétisé puis caractérisé : c’était une chimie prédictive de manière complètement contrôlée.

PT : C’est vraiment impressionnant d’avoir été aussi efficace !

MP : Cela ne marche pas toujours ainsi, je le dis bien. Mais cette manipulation-là a vraiment été faite de cette manière : ça doit être ça, c’était ça, … On était sorti de l’ancienne chimie minérale assez descriptive pour entrer dans une science déductive, en particulier grâce à cette fameuse règle du tailleur. C’était bien avant 1986, et ce fut notre première relation épistolaire avec Müller. A l’époque, il travaillait sur de nouvelles formes de supraconductivité mais aussi sur la RPE de divers ions dans des matrices isolantes ; il avait dopé SrTiO3 par un certain nombre d’atomes, dont le fer, et il avait trouvé que le fer y était au degré d’oxydation V avec un spectre RPE, qui, au millième près, donnait la même valeur du facteur de Landé g que celle que nous venions de trouver. Voilà quelques rappels sur ces degrés d’oxydation, mais nous avons fait aussi le fer +IV, le cobalt +IV, le palladium +IV, etc.…

PT : Ensuite vous avez un peu bifurqué ?

MP : Collongues était un grand spécialiste de la non stœchiométrie, vous le savez, et en particulier, il avait beaucoup travaillé avec son groupe sur la zircone stabilisée. Celle-ci redevient aujourd’hui un matériau d’actualité : c’est le matériau de base des piles à combustibles de hautes températures (SOFC) sur lesquelles je reviendrai tout à l’heure. De notre côté, comme je l’ai dit, nous avions travaillé sur les bronzes oxygénés qui sont aussi des composés non stœchiométriques, puisqu’en quelque sorte, il y a des tunnels dans lesquels s’intercalent des ions en quantité variable, les électrons venant réduire des cations du réseau pour que le tout reste électriquement neutre. Nous avons aussi travaillé (c’est la thèse de mon troisième élève Jean-Claude Grenier) sur les perovskites, ABO3, et sur le magnétisme de phases de composition dérivant de Ca2Fe2O5, appelées brownmillerite, et utilisées comme constituants de certains ciments. Leur structure est simple parce que ce sont des couches de type perovskite dans un réseau anionique dans lesquelles il manque des atomes d’oxygène (CaFeO2,50 0,50) ; les lacunes s’organisent en files puis en plan. Quand vous enlevez deux oxygènes à un octaèdre vous obtenez un tétraèdre. Il s’agit donc d’un phénomène d’associations de défauts mais différent de celui des CS de Magnéli évoqués précédemment. Il en résulte des plans de tétraèdres qui séparent des plans d’octaèdres, en gardant la même charpente que celle de la perovskite. Nous avons alors pensé que pourraient exister d’autres types de successions de couches par exemple des doubles couches d’octaèdres séparées par une couche simple de tétraèdres, des triples couches d’octaèdres etc. …auxquelles correspondrait une formulation intermédiaire entre ABO3 et ABO2,50 .Nous avons conçu ce modèle-là et nous l’avons vérifié par deux voies : d’abord par microscopie électronique (ME). C’était le début de la ME à la fin des années soixante-dix, nous avons fait quelques caractérisations avec le groupe de Paul Caro en particulier Schiffmacher, ensuite, nous avons rencontré un collègue espagnol Miguel Alario Franco, qui était très dynamique et disposait d’un équipement sophistiqué de ME. Nous avons bien vérifié que lorsque le taux de lacune variait de 0,5 à 0, entre CaFeO2,5 et LaFeO3, il y avait toujours des plans de tétraèdres qui séparaient des plans de plus en plus épais d’octaèdres et donc qu’il existait un ordre à grande distance. Nous avons aussi vérifié l’ordre à courte distance par spectroscopie Mössbauer puisque nous voyions toujours du fer en coordinence 6 et 4 et pas en coordinence 5. Nous avons ainsi proposé et vérifié un modèle de non-stœchiométrie adapté au fer +III : même pour de faibles taux de lacunes, il y a organisation de ces lacunes pour former des sites tétraédriques. Dans les perovskites, il y a donc un ordre des lacunes qui tient compte de la structure électronique du cation (ici Fe+III) qui est un ion (d5) dit sphérique et ne stabilise aucune distorsions de polyèdre, préférant les configurations octaédriques et tétraédriques. C’était une deuxième version, à grande distance cette fois, de la règle du tailleur. Les lacunes s’ordonnent pour respecter la structure électronique du cation. Ensuite d’autres types d’ordonnancement ont été étudiés par d’autres chercheurs sur d’autres types de cations comme le manganèse + III et bien sûr les cuprates.

PT : Collaboriez-vous avec d’autres laboratoires de chimie du solide sur ce sujet ?

MP : Oui, c’était l’époque où nous travaillions en relation avec Bernard Raveau à Caen, je participais au conseil scientifique de Caen (dont Yves Quéré était président). Avec Bernard, nous discutions très souvent ; il avait lui aussi travaillé dans le passé sur les bronzes de vanadium et de cuivre. Nous venions d’éclairer ce mécanisme de non stœchiométrie sur les phases au fer. Il nous a proposé « vous allez sans doute poursuivre vers la droite avec le cobalt puis le nickel … ; moi j’aimerais bien commencer par le cuivre puis nous nous retrouverons au milieu ». Bernard a commencé à travailler sur les oxydes à base de cuivre mais comme il ne disposait pas des hautes pressions d’oxygène, il est parti non pas de LaSrCuO4 mais de La2CuO4 en essayant de mettre à l’intérieur un peu de strontium, de baryum ou de calcium à pression ordinaire. Il est tombé sur des phases métalliques, sur des phases qui fixaient et perdaient réversiblement de l’oxygène.

PT : Ce sont les oxydes mixtes qui marquent le début de la supraconductivité haute température ?

MP : Oui bien sur mais à l’époque, personne n’était intéressé par la supraconductivité en France si ce n’est peut être quelques physiciens du groupe Chakraverty à Grenoble. Chakraverty avait développé une autre théorie, alternative à celle du BCS, la théorie des bipolarons. J’avais posé la question de l’intérêt de la supraconductivité à John Goodenough mais les physiciens disaient que la température critique ne dépasserait jamais 25 K, d’après la théorie BCS. On en était déjà à 22 ou 23 K avec les alliages Nobium/Germanium. Cela ne pouvait pas nous motiver : travailler à l’hélium liquide –nous le pouvions à Bordeaux, contrairement au groupe de Caen – pour gagner quelques degrés sur la température critique ne nous paraissait pas fascinant. Nous nous intéressions beaucoup plus à l’époque aux problèmes d’équilibre de spin, de hauts degrés d’oxydation, de transitions de spin, de transition isolant-métal, etc.… J’avais d’ailleurs présenté à Regensburg au printemps 86 dans le cadre du cycle de congrès européens de chimie du solide créé dix ans plus tôt par Paul Hagenmuller à Strasbourg, une conférence générale sur ces sujets. J’avais aussi peu de temps auparavant présenté ces thématiques lors de l’Assemblée Annuelle de la Société Française de Chimie à Paris, je me rappelle, avoir montré les diagrammes schématiques de bande des phases de Bernard Raveau explicitant ses propriétés métalliques. On s’intéressait à ces matériaux pour des raisons autres, comme matériaux d’électrode puisqu’ils perdaient et gagnaient réversiblement de l’oxygène. Nous nous disions qu’ils pourraient constituer de bonnes électrodes pour réduire l’oxygène dans une pile à combustible (cathode), ou servir à dégager de l’oxygène dans un électrolyseur (anode) pour l’obtention par voie électrochimique de grandes quantités d’hydrogène. Nous avions commencé à cette époque à lancer des thèses pour les matériaux d’électrode en particulier celle de A. Wattiaux. Nous avons comme tout le monde été très surpris lorsque nous avons appris les résultats de Muller. Nous avons à ce moment là réalisé que bien qu’à l’origine de ce type de matériaux (SrLaCuO4) nous avions manqué un résultat spectaculaire.

PT : Quels étaient les principaux atouts dont vous disposiez ?

MP : Nous étions peut-être les mieux préparés pour étudier cela : 1) on connaissait bien la non-stœchiométrie des perovskites, nous avions défini le premier modèle des perovskites avec celui du fer, 2) nous avions été les premiers à faire des perovskites de cuivre +III quinze ans plus tôt, 3) nous étions parmi les premiers chimistes à étudier les propriétés physiques et en particulier les transitions isolant-métal (Collongues faisait surtout des propriétés optiques et de la conductivité ionique), 4) nous savions faire des monocristaux dans le laboratoire de cristallogenèse.

PT : Pourquoi n’avez-vous pas été plus performant alors ?

MP : Ceci m’amène à dire des choses un peu délicates mais il faut que je les dise car elles se sont passées ainsi. Hagenmuller a été obligé, par la loi des douze ans, de quitter la direction du laboratoire au premier janvier 1986. Il a été remplacé à la tête du laboratoire par l’un de ses membres, Jean Etourneau. En fait, Hagenmuller souhaitait (vous pouvez le lui demander) que je le remplace mais je ne voulais pas accepter pour deux raisons : d’abord j’avais des problèmes de santé assez graves (cardio-vasculaires), et puis j’aime la science mais je n’aime pas l’administration, l’organisation, cela ne m’intéresse pas. Nous avions décidé d’aller vers une direction collégiale, Jean Etourneau serait le directeur, mais avec un conseil de cinq ou six anciens. Très vite, la situation a dégénéré, mes relations avec le directeur se sont détériorées, surtout lorsque le nouveau a voulu éliminer toute influence de l’ancien, alors que Hagenmuller était le fondateur du laboratoire et même de notre discipline. Je n’ai pas accepté. Ceci explique pourquoi je n’ai pas eu le soutien que j’aurais pu légitimement attendre alors qu’à l’époque j’avais le groupe le plus important du laboratoire. J’ai essayé de compenser cela en créant un groupe de recherche chez Rhône Poulenc au laboratoire de recherches d’Aubervilliers mais en quelques années, on ne crée pas un groupe performant ex nihilo. Nous avons cependant obtenu des résultats intéressants dans le domaine des cobaltites.

PT : Que retenez-vous comme résultat de ce rendez-vous manqué ?

MP : Pas entièrement quand même. Mon groupe a, je crois, apporté une contribution majeure qui a trait à l’électrochimie. Nous avons montré que lorsqu’on prenait un composé comme La2CuO4, qui était un isolant de Mott, si on en faisait une céramique que l’on plongeait dans une solution aqueuse de potasse et qu’on la polarisait anodiquement, par rapport à une contre-électrode de platine ou d’or, avec un potentiel de 500 à 600 mV, on arrivait à oxyder complètement la céramique et à intercaler de l’oxygène à l’intérieur du réseau. C’est un résultat extrêmement important qui a et aura encore des conséquences. Jusqu’à cette méthode, les chercheurs arrivaient à mettre 0,005 atome d’oxygène en plus en traitant sous haute pression La2CuO4 . Nous avons réussi à en mettre 20 fois plus, jusqu’à 0,10 atome d’oxygène et ce à température ambiante. Ce paramètre est fondamental car il conditionne la quantité de trous électroniques injectés dan le matériau. Nous avons ainsi obtenu les plus hautes températures critiques pour La2CuO4+δ (44K). Le matériau était isolant, anti-ferromagnétique et devenait métallique et supraconducteur. Si on polarisait cathodiquement, on revenait à l’état initial. Nous pouvions intercaler ou dés-intercaler à souhait l’oxygène. Nous avons essayé d’oxyder par cette voie-là d’autres oxydes. Nous avons pris les structures brownmillerite dont je parlais tout à l’heure, comme Sr2Fe2O5, ou Sr2Co2O5 , nous en avons fait une électrode céramique poreuse et oxydée comme précédemment. Nous avons obtenu à partir d’une perovskite non cubique, anti-ferromagnétique et isolante un matériau cubique métallique avec un spectre Mössbauer complètement différent, montrant que toutes les lacunes d’oxygène avait été comblées, SrFeO3 . Ce composé, déjà connu, ne pouvait être obtenu que sous 50 kbars de pression. Par notre méthode, il devenait possible d’intercaler de l’oxygène dans un réseau, à pression et température ordinaires, avec 500 à 600 mV de polarisation anodique, une simple pile par exemple !

PT : Cette découverte a-t-elle eu un retentissement international ?

MP : Au début, nous avons eu une controverse assez vive avec un collègue et ami allemand, Robert Schöllhorn de Berlin, qui nous a dit franchement qu’il n’y croyait pas : « l’oxygène ne peut pas se déplacer à température ambiante comme cela ». Finalement, nous lui avons démontré que nous avions raison et il a de son côté obtenu les mêmes résultats en reproduisant lui-même nos manipulations. Nous pensions – et pensons toujours mais sans l’avoir totalement démontré – que l’oxygène se déplaçait sous forme O-. Une vingtaine de grands laboratoires de chimie de par le monde se sont mis à utiliser cette méthode. Celle-ci a même été transférée dans d’autres systèmes chimiques comme celui des nickelates par exemple. Elle a été utilisée à la fois comme méthode de synthèse et de caractérisation (il est possible d’obtenir des paliers d’oxydation ou de réduction qui renseignent sur la composition des phases successives qui se forment entre la phase initiale et la phase finale complètement oxydée). C’est à peu près la seule chose vraiment intéressante que nous ayons faite dans cette partie-là mais elle a quand même des conséquences, et aura des conséquences que je vais préciser tout à l’heure. C’est une période difficile pour mon groupe compte-tenu des problèmes internes.

PT : Pourtant, vous êtes resté dans le même laboratoire.

MP : Oui, je suis toujours resté dans le même laboratoire et je le regrette parfois aujourd’hui mais j’ai considéré que j’avais trop apporté à ce laboratoire en y installant les principales techniques de mesures physiques ou de cristallogenèse et en y apportant beaucoup d’idées nouvelles. Il y avait aussi une partie des chercheurs qui me soutenaient ou qui craignaient que mon départ ne brise le laboratoire en deux alors qu’ils étaient très attachés à son unité. Et puis j’étais très attaché à mon groupe qui était derrière moi. Outre mon groupe, j’ai travaillé comme je l’ai déjà dit pendant quinze ans avec Gérard Demazeau, comme je n’ai sans doute jamais travaillé avec mes propres élèves ; nous déjeunions pratiquement tous les midis ensemble, nous regardions les résultats des manipulations du matin, nous discutions des manipulations de l’après-midi, pratiquement tous les jours de la semaine. L’action de mon directeur a conduit à me couper de ce chercheur brillant qui n’était plus un élève mais avec qui j’étais très ami. Nous n’avons plus travaillé ensemble depuis cette époque, nos relations ont même été parfois tendues. Je pense qu’il faut avoir de l’ambition en recherche, Hagenmuller a été ambitieux mais cette ambition était d’abord au service du laboratoire. Son successeur, je pense, avait des objectifs plus personnels. J’ai ressenti avec peine les clivages entretenus et un certain climat d’exclusion.

PT : Comment Hagenmuller avait-il organisé le laboratoire lorsqu’il le dirigeait ?

MP : Le laboratoire était organisé en équipes et il y avait des réunions de travail soit au sein d’un groupe avec lui, et il voyait régulièrement tous les groupes, soit même avec plusieurs groupes ensemble. Lorsqu’il y avait un problème important et qu’il avait connaissance de choses intéressantes qui se passaient à l’étranger, il réunissait l’état-major de son laboratoire pour raconter ce qu’il avait vu, les conversations qu’il avait eues, les perspectives possibles. Ensuite, chacun définissait ses projets en fonction de la réunion. Hagenmuller lisait et discutait toutes les publications qui sortaient du laboratoire, après les avoir corrigées. Parfois, il était même à l’origine des manipulations. Son apport principal est qu’il avait une vision globale et internationale de la chimie. C’était sa vie, son laboratoire, l’intérêt du laboratoire passait avant le reste.

PT : Il était directif ?

MP : Oui Hagenmuller était quelqu’un d’autoritaire, mais qu’on pouvait convaincre avec doigté en cas de désaccord.

PT : Et sur les sujets ?

MP : Sur les sujets, il nous laissait assez libres. Quelques conseils seulement, des grandes directions. Tous les sujets que j’ai menés, je les ai choisis de ma propre initiative. Nous discutions des résultats et il était très attentif à la logique que l’on développait dans les conclusions de nos publications. Si quelque chose n’allait pas avec une des hypothèses, il avait – et a toujours – une lucidité exceptionnelle. « Attention, ce que vous dites là, n’est pas en accord avec ce que vous avez dit plus haut. Essayez de refaire une manipulation pour que les faits tranchent entre vos hypothèses. » Il était très strict, il nous a obligés très vite à publier en anglais et nous a incités très fortement, comme je l’ai déjà dit, à collaborer avec les physiciens. Il affirmait que les propriétés et la structure devaient servir en aval pour aboutir à des applications. Il nous a donc poussés à travailler avec le milieu industriel pour savoir quels étaient leurs besoins et leurs verrous en terme de matériau. Cela a été l’un de ses grands apports. J’ai dit qu’il était visionnaire, c’est vrai parce que ces idées maintenant sont considérées comme évidentes ; alors que ce n’était pas le cas dans les années soixante-dix. D’ailleurs, par rapport aux Allemands, nous en étions déjà aux propriétés physiques alors qu’ils en étaient encore qu’aux propriétés structurales ; lorsqu’ils se sont mis aux propriétés physiques, nous en étions déjà aux potentialités d’application.

PT : C’est lui qui allait vers l’industrie ?

MP : Oui, absolument. Il discutait avec les industriels, il a travaillé longtemps dans le cadre de commissions de la DGRST (Direction Générale de la Recherche Scientifique et Technique).

PT : Comment votre groupe vivait-il durant ces longues années d’ « ostracisme » ?

MP : Financièrement, comme je l’ai dit, le laboratoire ne favorisait guère les groupes dont la part fondamentale de leurs recherches était importante. J’ai un peu restructuré l’équipe avec une partie plutôt tournée vers des travaux plus finalisés de science des matériaux, et une autre partie qui est restée sur des problèmes plus fondamentaux de chimie du solide . La première partie était animée par Jean-Claude Grenier, celui qui avait élaboré les modèles de non-stœchiométrie des perovskites, la deuxième par Jean-Pierre Doumerc, le spécialiste des transitions isolant-métal.

PT : Avez-vous initié des idées nouvelles ou obtenu des matériaux originaux depuis ces années difficiles ?

MP : Oui, je crois qu’il y a eu là un résultat majeur qui n’a pas encore été suffisamment exploité parce que les matériaux sont très difficiles à préparer. C’est le résultat de travaux que j’avais menés du temps que je travaillais avec Rhône-Poulenc, vers la fin des années quatre-vingt. Nous avions élaboré un composé spécialement pour que le cobalt y soit à l’état de spin intermédiaire, de formule TlSr2CoO5 et nous avons ensuite découvert à Bordeaux une nouvelle forme de transition isolant-métal associée à une transition de spin. En effet, si vous avez un cobalt III à spin faible, les électrons sont appariés dans les orbitales t2g (dans un environnement octaédrique), cela ne conduit pas le courant électrique. Si vous créez une transition de spin, vous envoyez des électrons de l’orbitale t2g vers des orbitales eg, qui sont des orbitales qui conduisent à des états délocalisés dans une bande assez large. En induisant une transition de spin, vous créez une transition isolant-métal : c’est un nouveau type de transition que nous avons décrit. Actuellement nous travaillons beaucoup dans ce domaine-là avec d’autres applications envisageables qui rejoignent ce que je vous ai dit sur les thermo-éléments.
Autre résultat intéressant, avec Jean-Pierre Doumerc, nous avons été les premiers en France, à travailler sur une structure originale, la delafossite – après cependant des travaux de pionnier de mon confrère Bertaut dans les années 60 ! C’est une structure à feuillets, formée de couches compactes d’oxygène entre lesquelles se placent les cations dans des sites octaédriques qui partagent six arrêtes avec six voisins. Ces couches peuvent être placées les unes au-dessus des autres, séparées par des d’autres cations comme Cu+ ou Ag+ qui assurent la cohésion de l’ensemble. Ces structures étaient vraiment séduisantes par leur simplicité ; il y a aussi un côté de séduction des structures dont la symétrie est belle. La chimie a toujours été proche de l’art. Nous avons créé beaucoup de nouvelles delafossites en définissant les critères généraux de leur stabilité (thèse de A. Ammar). Mais en ce qui concerne le résultat le plus intéressant nous nous sommes faits « doubler » par l’un des meilleurs chimistes américains, Bob Cava qui s’était d’ailleurs particulièrement illustré quelques années lus tôt avec les cuprates supraconducteurs. Nous nous étions rendu compte qu’il était possible d’intercaler de l’oxygène entre les feuillets d’une delafossite comme CuLaO2 par exemple. Nous avons voulu le faire par nos méthodes spécifiques d’intercalation électrochimique et cela n’a pas bien marché. Nous avons alors essayé une voie d’intercalation chimique mais pendant ce temps-là, Bob Cava a réussi des expériences très simples d’oxydation directe à 400°C. Ces matériaux sont intéressants à la fois sur le plan fondamental et sur celui des applications comme électrode.

PT : Encore un exemple où les chimistes fabriquent un composé nouveau qui intéresse les physiciens ?

MP : En effet. Ces matériaux présentent un réseau triangulaire de cations qui pour les théoriciens est intéressant car il est typique de ce qu’on appelle la frustration magnétique. Généralement, quand vous avez des couplages anti-ferromagnétiques entre cations dans un réseau carré vous pouvez toujours alterner les directions de spin sans problème. En revanche dans le cas d’un réseau triangulaire, vous pouvez toujours avoir deux spins opposés sur les deux premiers atomes mais le troisième ne pourra être couplé antiferromagnétiquement à ses deux voisins. Le régime est dit frustré, il conduit à un comportement magnétique particulier.

PT : Parlons donc des travaux que vous avez menés dans les années quatre-vingt-dix.

MP : Dans cette période nous avons mis au point diverses méthodes d’obtention à basse température d’oxydes métastables. Ceci entre dans le cadre de ce qu’on appelle la « chimie douce ». La chimie de Collongues par exemple est une chimie des « hautes températures », elle conduit à la formation de la phase qui est thermodynamiquement la plus stable : il n’y en a qu’une seule quand les conditions initiales de température et de pression partielle d’oxygène sont choisies. En revanche, la chimie douce peut conduire à beaucoup de phases métastables pourvu que la température ne s’élève pas trop. Elle a été développée selon deux voies par essentiellement trois personnes : Jacques Livage pour les sol-gels et à Nantes par Jean Rouxel et Michel Tournoux (chimie d’intercalation – désintercalation et chimie douce acido-basique, à laquelle on peut rattacher aussi le nom de Michel Figlarz à Amiens). On pourrait dire que, nous aussi, nous faisions de la chimie douce quand nous faisions nos bronzes puisque nous pouvions y intercaler ou désintercaler des métaux alcalins dans les tunnels. Mais nous ne l’avons pas pratiqué d’une manière aussi systématique et méthodique que Rouxel et Tournoux. Un exemple cependant dans le cas de l’oxyde de vanadium, nous avions jadis obtenu un bronze dont la formule limite était LiV2O5, (forme ) : le réseau dans lequel était le lithium était donc différent de celui du V2O5 classique. Nous avons réussi à faire sortir entièrement le lithium par des réactions de chimie douce (une oxydation douce grâce au brome dissous dans l’acétonitrile), laissant une forme de V2O5 originale différente de la forme initiale.
En revanche nous avons découvert une méthode de chimie douce totalement originale mais que malheureusement nous n’avons pas pu exploiter aussi intensément que nous l’aurions souhaité, faute de chercheurs. Au lieu de faire des bronzes de type LixWO3 par exemple et d’en dés-intercaler le lithium comme précédemment, nous avons fait des bronzes d’ammonium (NH4+ est un gros cation analogue au rubidium ou au potassium). Ces bronzes n’ont bien sûr pas la même structure que ceux du lithium. Nous avons cherché à détruire directement dans les tunnels les ions ammonium. Nous avons utilisé pour cela du NO2 gazeux qui réagit violemment avec les lions NH4+ pour donner de l’azote moléculaire et de la vapeur d’eau (un peu comme cette terrible explosion AZF de Toulouse). Nous avons illustré cette méthode par l’obtention des formes hexagonales des oxydes WO3 et MO3 mais elle pourrait s’adapter à beaucoup d’autres cas. Voilà pour ce qui concerne la chimie douce des années 1990.

PT : Nous arrivons à la dernière partie de votre travail sur les oxydes métalliques, celle des piles à combustible ?

MP : Depuis le début des années quatre-vingt, je défends l’idée contre vents et marées que les piles à combustible ont un grand avenir. La France était le pays le moins avancé dans ce domaine par rapport à des pays comme les Etats-Unis, le Canada, le Japon qui ont compris très vite qu’il fallait développer cette technologie. Le Japon a très tôt développé des piles particulières, des piles à acide phosphorique et des piles à carbonates fondus, qui sont de grosses machines posant beaucoup de problèmes de corrosion et qui n’auront sans doute pas un très grand avenir industriel dans le contexte énergétique actuel. En revanche, j’ai toujours pensé que les piles à combustible de type SOFC (Solid Oxid Fuel Cell) avaient un grand avenir car particulièrement simple de conception, surtout quand leur température de fonctionnement pourra être ramenée vers 600-700°C environ. Elles ne sont pas encore au même stade de développement que les piles de basse température à membrane polymère appelées PEMFC (Proton Exchange Membrane Fuel Cell), grâce à la découverte ancienne des membranes conductrices ioniques du proton, comme le Nafion, par Dupont de Nemours, dans les années soixante-dix. Ce sont les piles qui sont actuellement les plus en pointe et seront sans doute les premières commercialisées. Elles ne concernent pas nos thématiques scientifiques, c’est la raison pour laquelle nous nous intéressons seulement aux piles SOFC et plus spécialement à leur matériau de cathode.

PT : Quel est le principe d’une pile à combustible ?

MP : A la différence des piles traditionnelles ou les masses d’oxydant et de réducteur sont présentes dans la pile, le combustible est ici fourni en continu sous forme gazeuse. Une pile à combustible, c’est le phénomène inverse de l’électrolyse de l’eau ; on envoie de l’air – ou de l’oxygène – sur la cathode, l’oxygène moléculaire est réduit en ion O2- qui traverse l’électrolyte solide (typiquement de la zircone stabilisée mais qui sera peut-être plus tard remplacée par de la cérine (CeO2) ou un autre matériau). A l’anode, on envoie de l’hydrogène qui réagit avec les ions O2- pour donner de l’eau et des électrons, qui sont acheminés par le circuit extérieur ou ils produisent un travail. C’est le fonctionnement classique d’une pile, un peu différent cependant pour les piles protoniques.

PT : Que cherchiez-vous à faire, plus spécifiquement ?

MP : Les piles à combustible SOFC qui sont actuellement construites travaillent à des températures de l’ordre de 1000°C, ce qui est très haut ; il est difficile d’utiliser des métaux pour les construire ; elles nécessitent des matériaux céramiques. En outre la réactivité entre les corps augmentant très vite avec la température, il est difficile d’avoir des dispositifs qui vont durer quarante ou cinquante mille heures. L’idée a donc été de diminuer la température de fonctionnement de ces piles. C’est ce que nous avons contribué à faire. Pour travailler à plus basse température, il faut avoir un électrolyte solide plus performant que la zircone, ou pouvoir utiliser des membranes ultra minces de quelques microns d’épaisseur ce qui pose problème quand on sait qu’il y a de l’hydrogène d’un côté et de l’oxygène de l’autre. Nous nous sommes intéressés davantage à la cathode qui doit être réactive à plus basse température et nous avons dans ce domaine apporté une amélioration conceptuelle. C’est une idée que j’ai mûrie au cours de plusieurs années mais je pense que d’autres y ont aussi pensé, c’est l’idée d’utiliser des conducteurs mixtes, électronique et ionique, pour les électrodes. Dans une pile à combustible, si j’écris la réaction, 1/2O2 + 2e- donne O2-, il faut des porosités ouvertes pour amener le gaz, un conducteur électronique pour amener les électrons et un conducteur ionique pour évacuer les ions oxyde formés. Il faut donc que qu’on appelle un « triple contact ». Nous avons pensé qu’il pourrait suffire d’un double interface dans le cas d’un conducteur mixte : au contact de l’oxygène, il peut amener les électrons pour former l’ion O2- mais comme il conduit aussi les ions, ceux-ci le traversent jusqu’à l’électrolyte. Nous n’avons pas publié ce concept mais plutôt cherché à trouver les matériaux le mettant en application. Mais c’était une idée dans l’air et nos amis électrochimistes de Grenoble semblent bien y avoir pensé aussi.

PT : L’ont-ils eu avant ou après vous ?

MP : C’est difficile de le savoir ; la seule chose que je puisse dire, c’est qu’au moment de la thèse d’Alain Wattiaux, en 1982-83, ce concept était bien déjà dans ma tête. Nous ne l’avons pas formalisé suffisamment car encore une fois nos papiers portaient plutôt sur les matériaux. Quoiqu’il en soit, c’est une idée qui s’est rapidement généralisée et qui est devenue très consensuelle. Comme je l’ai dit, nous avons créé des matériaux très spécifiques pour cela alors que beaucoup travaillaient sur des perovskites classiques contenant du nickel III, du cobalt III, du fer III ou IV, lacunaires en oxygène ; toutes ces perovskites que nous connaissions depuis longtemps et dont nous avions étudié dans les années 70 l’ordre des lacunes d’oxygène. Nous avons montré que d’autres types de phases comme La2NiO4+δ, pouvaient conduire l’oxygène par un autre mécanisme que les lacunes, les ions interstitiels. Ces oxygènes interstitiels peuvent eux aussi se déplacer avec une grande mobilité ; les matériaux sont d’ailleurs meilleurs conducteurs ioniques. Actuellement les électrodes que nous fabriquons ont les meilleures performances qui soient mais avant qu’elles ne soient adoptées définitivement comme matériaux de cathode, cela demande encore beaucoup de travaux de mise en forme (céramique poreuse). Mais il s’agit d’ores et déjà d’un résultat très prometteur et nos collègues anglais de l’Imperial College viennent de s’engager aussi dans cette voie ; nous en discutons avec eux assez souvent mais collaboration ne fait pas oublier que nous sommes aussi des concurrents. Voilà donc ce bref tout d’horizon des activités multiples que j’ai pu mener avec mon groupe.

PT : Merci pour cette présentation détaillée de vos activités scientifiques. Je vais à présent vous poser quelques questions plus ciblées. Quels sont, d’après vous, le ou les fondateurs de la chimie du solide ?

MP : John Goodenough et Paul Hagenmuller, on peut dire que ce sont les deux qui ont eu le rôle le plus important dans le développement de la chimie du solide mondiale. Bien sûr Hagenmuller avait un gros laboratoire et bien que le plus ancien je n’étais pas le seul chercheur actif, il y en a eu beaucoup d’autres qui ont travaillé dans des domaines différents, mais je pense être à l’origine des idées qui ont guidé mes travaux. Je pense que Hagenmuller a eu globalement un rôle de visionnaire ; pour lui, la recherche ne pouvait se concevoir qu’accompagnée d’une coopération internationale. Dès le début, nous avons eu des collaborations avec l’URSS et les pays de l’Est. J’ai le souvenir de collègues soviétiques, bulgares, polonais, tchèques, … qui venaient à Bordeaux discuter avec nous et goûter aussi au charme et à la vie de l’Ouest. Mes collègues y sont allés, moi pas très souvent parce que je ne suis pas un grand voyageur et que je pratique très mal l’anglais : c’est toujours un peu frustrant surtout dans les discussions courantes et non scientifiques. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas non plus recherché beaucoup les conférences internationales ; j’ai refusé un grand nombre d’invitations, de conférences et de séjours. Je préférais y envoyer mes élèves comme Demazeau, comme Launay. Je pense aussi que la recherche n’était pas uniquement la mienne mais celle de mon groupe, construite ensemble, et qu’il fallait aussi que tout le monde se fasse un nom.

PT : Hagenmuller, quant à lui, n’avait pas peur de voyager ?

MP : Ah non ! Lui, c’est tout le contraire, les voyages et la science sont sa vie ! C’est un « pigeon voyageur de la science », au bon sens du terme ; il va porter des messages – ce qui se fait dans son laboratoire – ce qui est important pour le faire connaître, car les chercheurs en général ne lisent pas suffisamment les articles scientifiques, d’autre part, il rapporte de très intéressantes idées de ses voyages sur l’état de la recherche dans des pays comme le Japon, la Corée, la Chine.

PT : Il parle bien anglais alors ?

MP : Oui, écoutez, il le parle parfaitement couramment, il improvise sans aucun problème, je ne dis pas que son accent soit totalement d’Oxford, mais il en comprend toutes les subtilités. Il parle aussi allemand et russe, il doit parler un petit peu espagnol et portugais. Il a été formé à la rude vie des camps de concentration, fait prisonnier à Clermont-Ferrand, puis a passé presque trois ans à Buchenwald et à Dora. Là c’était difficile de survivre ; il a beaucoup communiqué avec les prisonniers russes et polonais et a appris leurs langues pour se donner un but et surmonter ces moments difficiles. Il m’a raconté comment à Dora par exemple, ils avaient appris à faire du sabotage. A l’époque il n’y avait pas de composants électroniques solides mais des lampes. Avec d’autres, ils savaient qu’en laissant tomber la lampe d’une certaine hauteur, trente ou trente-cinq centimètres par exemple, le filament sans se casser devenait inutilisable : lors de l’accélération de la fusée V2, le filament cassait et le V2 n’atteignait jamais son objectif. Comme vous l’imaginez c’était très risqué ; ceci vous donne une image de la force de son caractère et de sa personnalité.

PT : Comment se faisait le recrutement des chercheurs permanents ?

MP : Il faut distinguer l’époque qui va de 1960 à 1980, de celle de 1980 à aujourd’hui. Durant les vingt premières années, les recrutements étaient plutôt locaux car la discipline était jeune. Nous étions pour la plupart consanguins, les meilleurs thésards du laboratoire obtenaient des postes au CNRS ou à l’Université. Sans vouloir être prétentieux, nous étions quand même – mais il faudrait sans doute le demander aux autres – considérés comme le meilleur laboratoire. Nous avions besoin de chercheurs et d’enseignants qui avaient à peu près notre formation et notre vision de la science qui voulaient collaborer avec des physiciens. C’était donc principalement un auto-recrutement.
Depuis nous nous sommes largement ouverts : par exemple pour les deux recrutements de mon groupe au cours des quinze dernière années, nous avons fait appel à un physicien qui avait obtenu un doctorat de chimie théorique (A. Villesuzanne) et un électrochimiste de Grenoble (F. Mauvy).

PT : Quels étaient les autres laboratoires de chimie du solide en France, vos concurrents ?

MP : Le laboratoire de Rouxel à Nantes a grandi après nous avec les mêmes visions de la science mais appliquées à des types de matériaux différents. Je crois qu’il nous est devenu supérieur dans les années 90. Après l’explosion de la thématique supraconducteur à haute Tc, le laboratoire de Bernard Raveau a été très soutenu ; il a pu recruter des physiciens et Bernard Raveau s’est tourné largement vers la physique obtenant de très beaux résultats notamment en microscopie électronique. Depuis les dix dernières années c’est le laboratoire de chimie du solide français qui est le plus monté en puissance. Avant les années quatre-vingt, je ne pense pas qu’il y ait eu un laboratoire vraiment concurrent au nôtre. Le laboratoire Collongues était aussi un très bon laboratoire mais partagé entre deux thématiques très disparates, les hautes températures (avec les matériaux pour l’optique laser) et la chimie douce des sols-gels. Comme je l’ai dit, la cristallogenèse nous avait rapprochés, Collongues et moi, car nous participions à toutes les réunions du Groupe Français de Croissance Cristalline, le GFCC, c’étaient des occasions de réunions particulièrement riches. J’en garde quelques souvenirs impérissables, comme cette réunion scientifique au cœur d’une mine de sel en Suisse …

PT : Pour l’obtention des postes, n’y avait-il pas de problème ?

MP : Pour ce type de décision, Hagenmuller avait bien sûr une voix prépondérante, il proposait de tels postes aux meilleurs de ses docteurs – au début aux thésards car à cette époque nous entrions dans des postes CNRS ou Université avant d’avoir passé notre thèse, ce qui bien sûr n’est plus le cas de nos jours. Ensuite sont venus les concours et les modes de recrutement nationaux. Il y eut des concours terribles au niveau national ; je me souviens y avoir participé comme membre du jury (j’étais au CNU à cette époque) : le Ministère ouvrait davantage de postes au concours qu’il ne créait réellement de postes ; il y avait donc une sélection à deux étapes, sur chaque poste affiché, puis finalement pour les postes réellement créés. Mais cette sévérité n’a duré que quelques années. Le CNRS a toujours eu un recrutement national par un comité de personnalités élues et nommées mais le poids des patrons de gros laboratoires comme Hagenmuller était très important. On ne peut pas dire aujourd’hui que les choses aient bien changé dans ces commissions démocratiques ou le poids des individualités et des groupes de pression a conservé sa place.

PT : Et pour le recrutement des étudiants au moment de la thèse alors ?

MP : Jadis, comme je viens de le dire, le recrutement des thésards avait un côté relativement pérenne puisque certains d’entre eux entraient au CNRS ou à l’Université avant leur soutenance de thèse. On revient donc au point précédent.
Depuis vingt cinq ans les thésards sont en général recrutés en fonction de leur rang de sortie au DEA. On leur propose alors plusieurs sujets de recherche émanant de divers groupes (quelquefois après classement par priorité des sujets) et ils choisissent. On voit immédiatement la dérive d’un tel système ou ce sont les thésards qui peuvent définir par leur choix les axes de recherche du laboratoire. De même, cela entraîne parfois une escalade des notes du DEA au sein d’une même école doctorale – comportant plusieurs DEA – pour la répartition entre laboratoires des allocations de recherche du Ministère.

PT : J’ai une question un peu délicate : quelle était la place des femmes dans le recrutement du laboratoire Hagenmuller ?

MP : Pendant les dix premières années, nous n’avons, c’est vrai, recruté que trois femmes dont l’une seulement a fait carrière au laboratoire, mais la proportion garçons/filles parmi les étudiants était très élevée….. Aujourd’hui le rapport s’est inversé et je crois que nous recrutons davantage de thésardes que de thésards (la même chose sur les postes de MCF).

PT : Est-ce que vous recrutiez en écoles d’ingénieur ?

MP : Oui, beaucoup. Celle de Bordeaux certes mais aussi l’Ecole de Chimie de Paris, et celle de Strasbourg.

PT : Les propositions de thèse étaient-elles envoyées partout en France ?

MP : Non, au début en particulier il n’y avait pas de proposition envoyée. Ce n’est que récemment que cette habitude s’est instaurée avec la raréfaction des bons candidats. Avant, les jeunes étudiants venaient nous voir et nous essayions d’évaluer leurs qualités et leurs motivations en plus de leur CV. On essayait aussi de voir s’ils étaient plus expérimentateurs ou théoriciens. Après on, discutait du financement car qui dit thèse dit un tryptique : un candidat, un sujet et un financement. Ce pouvait être : des bourses nationales, ; des bourses financées par l’industrie, la région – ou par les deux à la fois – ou par des organismes comme l’ADEME (Agence pour la Défense de l’Environnement et la Maîtrise de l’Energie).

PT : Quelles étaient les proportions pour les financements ?

MP : Cela dépendait des sujets bien sûr. Bien que certains sujets soient proches de problèmes industriels, certains responsables préféraient une formation plus générale et pas trop finalisée dès le départ. En règle générale la plus grande partie des bourses était des allocations de recherche provenant du ministère.

PT : Est-ce que vous pensez que c’est un avantage d’avoir un laboratoire en province par opposition à Paris ?

MP : La réponse est encore une réponse de normand. C’est un avantage pour la qualité de vie qu’on y mène. Au début, j’habitais à la campagne et j’étais à un quart d’heure du laboratoire. C’est très agréable, surtout quand on travaille dans un laboratoire moderne et bien équipé. Mais il faut reconnaître qu’on est éloigné de l’environnement scientifique incomparable en richesse et en talents de la région parisienne. A Paris, vous rencontrez plus facilement les personnes que vous avez envie de rencontrer. Si vous voulez discuter avec des collègues physiciens vous êtes sûr de pouvoir en rencontrer du meilleur niveau à Orsay, à l’Ecole Normale ou à Paris 6. Si je prends le cas de Bordeaux, nous n’avions pas beaucoup de collaboration avec la physique locale. C’est quand même un handicap ! Il y a cependant un point qui était très positif pour la province, c’est le soutien financier d’une région, comme l’Aquitaine qui finance bien davantage les projets de recherche ou de gros équipements, voir de construction que la région Ile-de-France. En revanche, pour le recrutement d’étudiants de très grande qualité Paris est incomparable.

PT : Est-ce qu’il y avait des étudiants étrangers ?

MP : Oui ! le laboratoire a été un véritable creuset pour recevoir des étudiants étrangers qui y ont préparé des thèses ou passé des années de post-doctorat. Le laboratoire a été dès le début une véritable tour de Babel, nous avons eu des étudiants de toute nationalité : des Chiliens, des Brésiliens, des Argentins, beaucoup d’étudiants en provenance de l’ensemble du Sud-Est asiatique, des Coréens, des Japonais, des Chinois, des Polonais, des Tchèques, beaucoup de chercheurs du Maghreb, surtout du Maroc, à tel point qu’il y a au Japon une association des anciens élèves japonais de Bordeaux. Nous avons formé en chimie du solide beaucoup de leurs cadres qui sont d’ailleurs aujourd’hui autant nos amis que nos concurrents, comme par exemple le Professeur Mikio Takano. Comme ils disposent là-bas de moyens considérables, des idées qui auraient pu être développées ici ont trouvé réalisation là bas.

PT : Avez-vous eu des problèmes de recrutement ?

MP : Oui, nous avions un potentiel d’encadrement en thèse qui n’a sans doute pas été exploité au mieux. Nous avons en fait trois problèmes essentiels, à des degrés divers : d’abord les allocations de recherche qui se sont raréfiées depuis une quinzaine d’années, la possibilité de recruter les meilleurs éléments ensuite. Pour faire une thèse, pour assurer la continuité du savoir et de son transfert, il faut bien sûr faire appel aux meilleurs. Ce n’est pas toujours le cas aujourd’hui, il faut le reconnaître. Enfin il faut que nos docteurs trouvent vite une position valorisée dans l’industrie. Ce dernier point est évidemment corrélé au précédent, à l’attractivité de la thèse. Il en est de même pour l’attractivité de la carrière universitaire, surtout à ses débuts, ou les jeunes maîtres de conférence sont écrasés de charge. Sans parler du salaire…

PT : Est-ce de grands organismes tels que le CEA ou la DGA ont financé vos recherches durant de longues années ?

MP : Pas vraiment le CEA. Nous avons eu dans les années soixante-dix, avec la DRME (Direction des Recherches et des Moyens d’Essais) qui dépendait du Ministère des Armées, des financements récurrents pour la seule raison que nous faisions de la bonne recherche fondamentale. Les choses ont été plus difficiles ensuite . La DGRST a été aussi un moyen de lancer un certain nombre de recherches dans le domaine des matériaux notamment ceux qui avaient un intérêt pour l’électronique.

PT : Et au niveau des industriels ?

MP : Oui, les industriels ont financé des bourses de thèse et des contrats de recherche.

PT : Quel genre d’industriels ?

MP : Il y a les chimistes bien sûr comme Rhône-Poulenc, Rhodia, ou Elf-Ato, la CGE (Compagnie Générale d’Electricité), Thomson, Thalès, des métallurgistes ou des verriers comme Saint-Gobain, Pechiney et depuis peu EDF pour les piles à combustibles. Récemment par exemple les trois ministères, Recherche, Transport, Industrie ont créé un réseau technologique sur les piles à combustibles appelé PACO maintenant étendu à toutes les applications de l’hydrogène et qui rapproche industriels et universitaires, il y a aussi des financements européens pour cela mais j’ai sur ce point une vision assez pessimiste…

PT : Avez-vous pris des brevets avec les industriels ?

MP : Nous avons dû prendre environ une dizaine de brevets dans mon équipe, mais je ne crois pas que cela ait été vraiment efficace. Je vais vous raconter une histoire à ce propos. Nous avions déposé un brevet tri-partite avec le CNRS et Rhodia sur un matériau en couches minces à qui l’on pouvait très simplement, à température ambiante, faire subir réversiblement des transitions isolant supra-conducteur (ou métal). Nous travaillions aussi sur un sujet voisin avec un groupe d’IBM Zurich. Comme le brevet coûtait cher et ne rapportait encore rien, le CNRS a décidé d’arrêter de payer les droits. IBM, au courant, s’est alors approprié la technologie.

PT : Est-ce que cela signifie que la politique des brevets du CNRS n’est pas adaptée ?

MP : Je ne dirais pas cela : il y a des brevets qui rapportent beaucoup d’argent au CNRS, prenez le taxotère, principe actif contre le cancer, développé par l’équipe de Pierre Potier à Orsay par exemple. Ce médicament a conduit à des brevets très rentables pour le CNRS. Mais il est parfois difficile de prévoir longtemps à l’avance l’avenir d’un brevet.

PT : Pour passer à un autre sujet, quel a été l’apport de l’informatique à votre discipline ?

MP : Si je commence par les avantages, je dirais qu’ils sont doubles. L’informatique a permis le développement et le perfectionnement de tous les instruments de la physique, tous les outils de caractérisation que nous utilisons. Les méthodes de caractérisation ont gagné en puissance, en précision. Au niveau du traitement des données par exemple, le gain est formidable. L’autre côté positif est la modélisation. Depuis une dizaine d’années, nous avons développé des techniques de modélisation en empruntant les méthodes des physiciens. Nous menons par exemple des calculs ab initio par la méthode dite de la DFT (fonctionnelle de la densité) pour modéliser des distributions électroniques dans les solides (structures de bande), la conductivité ionique. Comme les calculateurs sont de plus en plus puissants, nous pouvons augmenter la taille des systèmes atomiques concernés. Pour les inconvénients, je pense que l’informatique est un bon moyen de perdre du temps : on nous demande de plus en plus de rapports sous prétexte que c’est plus rapide maintenant, on reçoit beaucoup de e-mails inutiles, les étudiants passent plus de temps devant leur ordinateur qu’à la paillasse.

PT : Au sein de la chimie du solide, comment considérez-vous la collaboration entre physiciens et chimistes ?

MP : Tout d’abord, il n’y aurait pas de chimie du solide sans cette collaboration. John Goodenough est un physicien de formation qui a essayé de comprendre les chimistes. Il nous a appris un langage simplifié qui nous a permis de dialoguer avec les physiciens. Avant cet effort de dialogue, il faut dire que les relations n’étaient pas vraiment des rapports d’échange équilibrés dans la mesure où les physiciens demandaient unilatéralement aux chimistes de leur préparer tel ou tel cristal. Grâce à John Goodenough, nous pouvons désormais discuter avec les physiciens, pratiquement d’égal à égal, ce qui est très riche car nous avons des visions complémentaires des solides : il est très important que chacun examine le problème avec son œil propre. D’une part, le physicien a une vision globale du phénomène qu’il cherche à codifier par une loi de comportement ou par une modélisation de mécanisme. Au contraire, le chimiste a une approche beaucoup plus structurale et locale, quasiment atomistique : lorsqu’il voit un changement de propriétés, il l’interprète en terme de changements d’environnement d’atomes. Ce qu’on pourrait reprocher aux physiciens, ce serait de ne pas lire suffisamment les publications des chimistes alors que ceux-ci lisent énormément d’articles de physique (Auguste Conte n’est pas vraiment mort !).

PT : Comment définiriez-vous la méthode Hagenmuller ?

MP : Sa méthode consiste à remplir deux objectifs :
1) le triptyque structure-liaison-propriétés
2) le souci des applications
et le seul moyen d’y parvenir est la double coopération avec la physique et sur le plan international.

PT : Comment Hagenmuller a-t-il pu disséminer autant d’élèves sur le territoire français ? Avait-il une stratégie de dispersion ?

MP : Hagenmuller a eu aussi un grand nombre d’élèves français ; si on fait un petit calcul, je dirais dix thèses par an pendant trente ans, cela fait environ trois cent élèves ! De plus, il a toujours cherché à trouver des postes universitaires ou au CNRS à ses élèves, que ce soit à Rennes, Nantes, Marseille, Le Mans, Strasbourg ou Limoges. Lorsqu’il n’y parvenait pas, il leur disait de se lancer dans le monde industriel, ce qu’ils faisaient et très bien. Je ne pense absolument pas qu’il y ait eu stratégie de dispersion, mais opportunités saisies pour les meilleurs élèves.

PT : Faites-vous une différence entre Materials Science aux Etats-Unis et la chimie du solide en France ?

M.P. Il y a aussi en France toute la palette continue allant de la chimie du solide pure et dure à la science des matériaux pure et dure. Les deux motivations sont cependant différentes : savoir et comprendre l’origine d’un phénomène et créer des corps nouveaux ou améliorés pour répondre à une propriété, dans le premier cas, aboutir à un objet de propriétés optimisées, notamment par leur procédé de mise en forme, dans le second cas. Parler de cristaux, de couches minces, de céramiques, de verres, de nanopoudres, etc. … ou de procédés (sol-gel par exemple) c’est bien sûr de la science des matériaux. Mais quid par exemple de procédés comme la synthèse hydrothermale ou le CO2 hypercritique qui peuvent aussi conduire à des composés totalement nouveaux. C’est aussi de la chimie du solide. Aux Etats-Unis, il est vrai, la Materials Science est puissante, elle repose en particulier sur des laboratoires de céramique très importants (MIT …) et peut être aussi sur une meilleure approche de la multidisciplinarité. Au Japon, elle est aussi très puissante et davantage dominée par la physique.

PT : Pour finir par une question plus personnelle, comment avez-vous vécu votre passage dans les hautes sphères de l’État : au ministère de l’Education nationale, à l’Institut Universitaire de France ?

MP : Au départ mes motivations étaient doubles. M’éloigner un peu de l’atmosphère difficile de mon laboratoire que j’ai déjà évoquée et trouver à Paris une certaine forme de « protection » d’estime et de stabilité, apprendre à mieux connaître un univers nouveau et plus large et peut être contribuer à y mener quelques actions auxquelles je croyais.
J’y ai passé comme Consultant Matériaux quatre années passionnantes durant lesquelles j’ai côtoyé des hommes remarquables, certains que je connaissais bien comme mes collègues bordelais, Jacques Joussot-Dubien et Michel Combarnous, mais aussi Jacques Joffrin et Vincent Courtillot. A la tête de la DRED, (Direction de la Recherche et des Etudes Doctorales), Vincent Courtillot a mené une action qui demeure quinze ans après vraiment exemplaire pour les relations établissement-ministère : la contractualisation. Je passais à Paris entre un à deux jours par semaine, ce qui représentait une charge lourde pour le provincial que j’étais, mais je ne le regrette pas.
Après ma nomination à l’Institut Universitaire de France, puis à l’Académie en 1992 et alors que je venais de quitter la DRED, Vincent Courtillot m’a demandé, début 93, de prendre la responsabilité d’Administrateur de l’Institut Universitaire de France qui venait tout juste d’être crée deux ans plus tôt par Claude Allègre et Lionel Jospin. J’ai accepté avec un peu de réticence car, comme je l’ai déjà dit à propos du laboratoire, je n’ai ni le goût, ni les talents d’un administrateur. Le début fut d’un relationnel très agréable avec mes autorités de tutelle. Mais il fallait tout créer, construire l’image de l’IUF, rassembler une petite équipe de gestion avec un secrétaire général, définir un mode de vie de ce « Collège de France », sans mur et dispersé au quatre coins de l’hexagone, bref, intéressant, très prenant et un peu stressant. Surtout après le changement de majorité ; le Ministre François Fillon était – il l’est toujours d’ailleurs – un homme charmant, ses discours étaient ceux d’un fervent supporter de l’IUF, mais, pour les choses concrètes (la vie, les moyens …) il laissait plein pouvoir à son directeur de cabinet, un juriste, qui n’avait de la recherche universitaire (en sciences dures) qu’une vision très déformée et peu favorable. Les conflits furent donc nombreux entre nous ; de mon côté je croyais beaucoup à cette institution d’excellence qui valorisait l’université ; il y était de plus en plus opposé et j’ai songé bien souvent à démissionner. Mais je réalisais qu’en le faisant et s’il ne me remplaçait pas dans mon poste, le bateau IUF sombrerait encore plus facilement. Tout cela sous l’œil toujours amical de mon Ministre qui ne voulait pas se mêler de cela.
L’arrivée de François Bayrou rue de Grenelle – donc hiérarchiquement plus éloigné de la rue Descartes – n’a pas changé beaucoup les choses, jusqu’à ce que, avec mon bureau, nous ayons pu obtenir un entretien direct avec lui. Il a découvert l’IUF et nous a assuré que l’Université française avait bien besoin de cette institution d’excellence. Ce fut alors, à partir de ce moment-là, un changement radical de comportement de notre tutelle et l’on peut dire que ce jour-là l’IUF a été sauvée. Après quatre années et après avoir pu consolider la place de l’IUF, j’ai quitté la charge d’Administrateur, mais je garde des souvenirs formidables de cette période à la fois créative et combattante.

Fin de l’enregistrement.


Pour citer l’entretien :

« Entretien avec Michel Pouchard », par Pierre Teissier, 20 septembre 2004, Sciences : histoire orale, /spip.php ?article20


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