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CARO Paul, 2002-06-20

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Paul Caro, born in 1934, studied chemistry at the Ecole nationale supérieure de chimie de Paris (ENSCP), where he was attracted to Rare Earths chemistry (the f-elements) by one of the Professors, Félix Trombe (1906-1985) himself a student of Georges Urbain (1872-1938) one of the main promoters of the study of Rare Earths in France. Another student of Urbain teaching at the school was Paul Job who presented the chemistry of mineral "complexes" of d-elements which was to became later coordination chemistry. Paul Caro entered the Centre national de la recherche scientifique (CNRS) in 1955 and started his own research on rare earths elements or lanthanides in Trombe’s laboratory. After he got his Ph D degree in 1962, (after two years in the military service …), he spent a few years in the United States, first in Leroy-Eyring’s laboratory at Tempe in Arizona, specialized in rare earths non-stoechiometric oxides, then in Ames (Iowa) "the Mecca for rare earth chemists" where Rare Earth separation was done in the framework of the Manhattan project. During the 1960s the rare earths elements, already strategic in nuclear research as a model for separating actinides, became even more important because of their optical properties as unique materials for colour TV screen and lasers. Back in Paris, in 1969, Caro became deputy-director of the Laboratoire des terres rares located on the CNRS campus in Bellevue-Meudon. There he developed the experimental spectroscopy of lanthanides in solids and the theoretical interpretation (simulation) of the spectra (made of numerous sharp lines), using theoretical and mathematical tools, in particular Giulio Racah’s algebra and tensor operator formalism made possible by the appearance of powerful computers. He also made extensive use of high resolution electron microscopy. In 1989, Caro started a second career as a science writer and popularizer.
Paul Caro who became corresponding member of the Academy of Sciences in 1978 was awarded the first Lecoq de Boisbaudran Prize set up by Rhodia Company in 2000. He has been the President of the Solid State Chemistry Division of the Société française de chimie (1985-89) and the President of the Association française pour l’avancement des sciences (AFAS) (1991-93).
Our interview is of special interest for rare earths science and applications, for the role of instruments in this domain and for the connections between science and industry in France.

Pour citer l’entretien :

« Entretien avec Paul Caro », par Bernadette Bensaude-Vincent et José Gomes, 20 juin 2002, Sciences : histoire orale, https://sho.spip.espci.fr/spip.php?article56.

Entretien avec Paul Caro, par Bernadette Bensaude-Vincent et José Gomes, 20 juin 2002

Lieu : Académie des Sciences de Paris, France

Support : enregistrement sur cassette

Transcription : Bernadette Bensaude-Vincent.

Édition en ligne : Sophie Jourdin.


JOSE GOMES (JG) : Dans quelle mesure la chimie des terres rares est-elle une tradition française, dans la ligne des travaux de Georges Urbain ?

PAUL CARO (PC) : D’abord parce que les travaux de Georges Urbain ont porté essentiellement sur la chimie de ces éléments, dans le but de les obtenir à l’état pur. Il fut parmi les premiers en France à les isoler, à préciser leurs poids atomiques et à déterminer quelques unes de leurs propriétés chimiques et physiques. Son apport dans ce domaine fut considérable : il a découvert le Lutétium, mis au point des nouvelles méthodes de séparation de ces éléments et introduit l’usage systématique des moyens physiques (magnétisme) dans l’étude des terres rares et de leurs composés. L’autre grand apport français au domaine est celui d’un amateur : François Lecoq de Boisbaudran (1838-1912). Les séparations conduites par Urbain comportaient une quantité colossale d’opérations répétitives (les cristallisations fractionnées) qui exigeaient patience et détermination. Lorsque j’ai commencé on utilisait les techniques de séparation par échanges d’ions, un peu moins lourdes. Mais l’un des objectifs du laboratoire, au delà de la purification des sels était l’obtention des métaux étudiés chez Urbain depuis le début des années 30. La chimie des terres rares est fortement redevable du savoir-faire acquis par Georges Urbain et son école.

JG :Quelle était la situation de la chimie des terres rares en France quand vous êtes entré à l’Ecole nationale supérieure de chimie de Paris (ENSCP) en 1952 ?

PC : Le laboratoire des terres rares a été fondé par Urbain dans les années 1930, à l’ENSCP. Son deuxième laboratoire à l’ESPCI (Ecole supérieure de physique et de chimie industrielle) a été repris et dirigé par un autre de ses élèves Georges Champetier.
L’ENSCP développait la tradition de l’école de recherche de Georges Urbain grâce à l’enseignement de deux de ses anciens élèves : Paul Job et Félix Trombe. Trombe était plutôt un sous-élève car, faute de diplômes, il ne pouvait pas prétendre à une carrière universitaire. Job au contraire devint professeur à la Sorbonne où il enseignait la chimie des complexes organo-métalliques avec la théorie de Werner, ce qui deviendra par la suite la chimie de coordination. La chimie quantique qui a changé le tout, n’était même pas soupçonnée en France à l’époque où j’ai commencé. On écrivait tel complexe est violet et on n’avait aucune idée des raisons pour lesquelles il était violet ou rose. C’était très descriptif. Aussi les cours de Job nous paraissaient-ils prodigieusement ennuyeux. Par contre, on suivait aussi les cours d’un jeune théoricien nommé Hubert Curien qui nous a initiés à la cristallographie. Ces cours, dans un langage plus moderne, nous paraissaient beaucoup plus intéressants.

JG : Et en ce qui concerne la recherche ?

PC : Trombe a poursuivi deux pistes : l’une était la séparation des terres rares et la préparation de leurs métaux, l’autre, l’obtention de hautes températures dans des conditions qui évitaient les contaminations. Car pour fabriquer les métaux de terres rares, il faut des hautes températures. Trombe avait découvert en 1935 le ferromagnétisme du gadolinium métal, le premier métal magnétique en dehors du groupe du fer. Les propriétés physiques des métaux des terres rares sont très étranges. Trombe les étudiaient avec ses collaboratrices Charlotte Henry la Blanchetais et Françoise Gaume. Les oxydes de terres rares sont des matériaux très réfractaires qui fondent à des températures très élevées. Ce sont les matériaux les plus réfractaires, du moins certains des oxydes. Trombe poursuivait ces deux pistes très originales dans la culture scientifique française. Trombe a eu l’idée du four à électrons puis il a eu l’idée du four solaire. L’avantage de ces fours est que les poudres fondent au sein d’elles-mêmes pour ainsi dire sans creuset. Vous envoyez un flux d’énergie sur une poudre, le seul contact est avec de la poudre non fondue, donc vous n’avez pas de contamination, pas de corrosion du creuset. Quant au métal, c’est encore plus délicat. Le principe est simple : on fait une calciothermie c’est à dire que l’on fait agir du calcium métal sur un halogénure, chlorure ou fluorure, mais le métal rare fondu attaque le matériau du creuset à l’exception de ceux qui sont fait dans un métal "exotique", le tantale. Pour qu’il y ait une bonne métallurgie des lanthanides, il a fallu attendre que l’industrie prépare du tantale assez résistant. Dans les années 1960, il y a eu des feuilles de tantale suffisamment convenables - en provenance d’Autriche, je crois - pour qu’on puisse tenter de les souder sous vide. C’était d’ailleurs des crises nerveuses fréquentes car on loupait 9 creusets sur 10. Et cela coûtait très cher. Avant cela, on se transformait en charbonniers, on creusait de grosses barres de carbone au tour et dans ces creusets on faisait réagir du magnésium avec un mélange d’halogénures fondus et on pouvait obtenir des éponges de métaux rares. La course aux hautes températures était plus sévère pour les oxydes, à cause de leurs très hauts points de fusion, que pour les métaux pour lesquels le four à induction suffisait.

BERNADETTE BENSAUDE-VINCENT (BBV) : Quels étaient les enjeux de ces recherches un peu fastidieuses ?

PC : Trombe a su nouer des alliances : avec l’ESPCI, d’une part, et une autre alliance encore plus importante, avec le CEA (Commissariat à l’énergie atomique). Ce qui a transformé fondamentalement la recherche dans le domaine des terres rares c’est le Manhattan Project. Les terres rares étaient un modèle inactif pour la séparation des actinides nécessaire à la préparation du plutonium. C’est à Ames dans l’Iowa que se trouvait le seul spécialiste américain des lanthanides. Franck Spedding fut convoqué au Pentagone par la Maison Blanche, en 1942 je crois, et chargé de mettre au point des techniques de séparation. Il disposait de tout le personnel qu’il voulait. Il a d’abord essayé les échanges d’ions cela a très bien marché. La séparation des lanthanides est devenue un programme compagnon de la séparation des actinides. Par contre pendant la guerre, en France, les études sur les terres rares n’avaient pas avancé. D’abord Trombe était prisonnier. Et quand il est revenu, les techniques avaient évolué : les échanges d’ions rendaient les cristallisations fractionnées caduques.

BBV : Qu’est-ce qui t’a amené à travailler dans la chimie des Terres rares ?

PC : J’ai commencé à travailler dans le laboratoire de Trombe en 1955. Je dois dire que j’ai été recruté non parce que j’avais des qualités intellectuelles mais parce que je paraissais suffisamment costaud pour porter des flacons de 5 litres que l’on transvasait sans cesse à la sortie des colonnes échangeuses d’ions. C’était un travail de manoeuvre, en fait, la séparation des terres rares.
De plus, il y a une deuxième raison, à peine avouable, qui m’attirait dans le personnage de Trombe. A l’époque, avec mes camarades de l’Ecole de chimie, nous fréquentions beaucoup les catacombes, nous étions passionnés de spéléologie et Membres actifs du Spéléo Club de Paris. Or Trombe était l’un des grands spéléologues français. Il avait fait des explorations extraordinaires, notamment dans le Vercors. C’était pas tellement les terres rares qui m’attiraient, c’était le personnage. Il était un très mauvais professeur, il bafouillait tout le temps. Mais c’était un gentilhomme, excellent cavalier, grand sportif, grande allure. Il avait un côté gascon, un côté condottiere. Il a toujours souffert de ne pas avoir les diplômes qui lui auraient permis d’embrasser une carrière universitaire.

BBV : Pourrais-tu préciser quel est le problème avec les oxydes et avec les métaux ?

PC : Les oxydes, on l’a vu, ont un très haut point de fusion, ce sont donc des matériaux réfractaires. Pour préparer les métaux des terres rares, ce qui était l’un des objectifs de la recherche dans les années 30, il faut faire des calciothermies, et atteindre une température suffisante pour fondre le métal produit de façon à ce qu’il se sépare des sels fondus. L’inconvénient majeur est que les métaux des terres rares fondus attaquent - ou attaquaient à l’époque - tous les matériaux connus. On savait donc à peu près quelle technique il fallait utiliser mais on ne savait pas dans quoi le faire. Trombe s’était mis dans l’idée d’utiliser des systèmes d’auto-creusets, comme je l’expliquais tout à l’heure. Si l’on envoie un faisceau d’électrons ou un faisceau de photons concentrés sur un point, ce point va fondre au contact de la poudre elle-même ; ainsi il n’y aura pas de contamination. Alors on pouvait imaginer d’appliquer cela aux éponges métalliques préparées à base de sels fondus. Ces sortes d’éponges pleines de trous pouvaient être agglomérées un peu comme on faisait le fer au Moyen Age : on tapait dessus jusqu’au moment où il s’agglomérait parce qu’on ne pouvait pas le fondre. Peut-être pourrait-on trouver une technique de fusion sous vide qui permettrait de raffiner ainsi le métal ? Trombe a eu l’idée d’utiliser le soleil qui permet d’obtenir facilement, en concentrant le rayonnement, des températures ponctuelles de l’ordre de 3000°C.
C’est grâce à la spéléologie qu’il a pu installer un four solaire dans les Pyrénées. Il explorait une grotte dans le Lot avec l’armée, plus précisément avec le Colonel Bergeron, devenu Général plus tard, et au cours de l’expédition d’exploration, comme ils étaient assis dans l’eau - ce qui arrive souvent - Trombe racontait à Bergeron qu’il cherchait un endroit ensoleillé pour installer un four solaire. Les miroirs de DCA à Meudon ne suffisaient pas étant donné la fréquence des nuages en région parisienne. Alors le colonel lui a dit : l’armée peut mettre à votre disposition un fort dans une région bien ensoleillée. Il y en a un à Nice, un à Montlouis (en Cerdagne). Entre le fort de Cimiez à Nice et celui de Montlouis, Trombe, qui était pyrénéen, a choisi Montlouis. C’était probablement une erreur stratégique pour la suite car Nice a plus de prestige et Montlouis est très isolé.

JG : Quel était votre premier sujet de recherche ?

PC : J’ai fait une thèse sur les alliages de magnésium et d’yttrium préparés en creusets de carbone par réaction de magnésium fondu avec des halogénures de terres rares. J’avais obtenu ainsi un peu d’yttrium en éponge car il s’alliait avec le magnésium. On évaporait et on obtenait une éponge d’yttrium. C’était un truc lambda mais j’avais essayé d’utiliser un peu les appareils modernes comme la sonde de Castaing.

BBV : La sonde de Castaing ? Qu’est-ce que c’est ?

PC : C’était un microscope électronique qui permettait en analysant les électrons ou les photons ré-émis par l’échantillon, d’avoir une indication de la composition chimique de l’objet à une échelle très petite. C’était important pour les minéralogistes. Il y avait une sonde au BRGM (Bureau de Recherche Géologique et Minière) où j’allais dans le 15° arrondissement, pour repérer les compositions des alliages. Quand les phases se séparent, de petits cristaux apparaissent. On en fait l’analyse. Maintenant c’est une technique standard et très utilisée.

BBV : Quels sont les instruments dont disposait le laboratoire de Trombe ?

PC : C’était un arsenal de chimie préparative avec des fours à induction : hautes températures et vide. Il y avait la balance magnétique style Urbain qui permettait de contrôler les purifications et une thermobalance inventée par un autre élève de Trombe, Jean Loriers. Pour le reste il y avait des techniques chimiques ordinaires. Un peu plus tard au début des années 60, sont arrivés les rayons X et la fluorescence X, une technique qui permettait d’analyser quantitativement et individuellement les terres rares. L’instrumentation n’avait pas encore acquis le niveau de complexité qu’elle devait connaître à la fin des années 60.

BBV : Quelles étaient les relations entre le laboratoire de Trombe et les autres laboratoires de chimie du solide en France dans les années 1950-60 ?

PC : Dès avant mon arrivée au Laboratoire (1955), il y a eu une sorte de révolution de palais à Paris. Une scission dans la communauté scientifique française entre ceux qui, comme André Chrétien ou Paul Laffite ont occupé les chaires de la Sorbonne et d’autres qui furent éloignés et durent émigrer à Bellevue. Le laboratoire des terres rares, situé à l’ENSCP depuis sa création dans les années trente a été déménagé sur le campus du CNRS à Meudon-Bellevue. Le domaine de Meudon Bellevue appartenait à la danseuse américaine Isadora Duncan, elle l’avait légué à sa mort au Bureau des inventions qui y avait installé quelques laboratoires techniques, sur la bicyclette, la photographie et une station d’essais de moteurs. Le CNRS, à sa création à la fin des années 30, a hérité du Bureau des Inventions et donc du terrain de Meudon. Là on a envoyé un certain nombre de laboratoires de recherche plutôt encombrants, demandant de l’espace mais aussi dirigés par des personnages plutôt hauts-en-couleurs. Dans le lot, il y avait Trombe, Boris Vodar (spécialiste des hautes pressions), Claude Bonnemay (un électrochimiste), et aussi Aimé Cotton qui a installé à Meudon un laboratoire de physique et d’optique. Meudon abritait déjà le grand électro-aimant de l’Académie des Sciences. Ces laboratoires qui forment le noyau du CNRS avaient pour mission de faire de la recherche, pas de l’enseignement. D’où leur structure différente des laboratoires de la Sorbonne - dont l’archétype en chimie minérale était le laboratoire de Chrétien - qui avaient une double mission de recherche et d’enseignement. Les laboratoires du CNRS jouissaient de conditions favorables mais ils étaient un peu tenus à l’écart par ceux de la Sorbonne. Chrétien, détenteur de la chaire de chimie minérale, était le spécialiste du théâtre chimique dans la mesure où il avait beaucoup d’assistants qui organisaient des présentations avec des expériences toujours spectaculaires. Laffite avait la chaire de chimie générale et puisait généreusement pour son cours dans des livres américains, comme on l’a découvert plus tard. Tous deux avaient beaucoup d’assistants, beaucoup d’élèves qui, par la suite, ont peuplé l’université. Alors que les laboratoires de Meudon n’avaient pas d’élèves car ils étaient loin des milieux universitaires. Or pas d’élèves signifie pas de descendance. C’était une stratégie des professeurs de la Sorbonne d’éloigner ces gens qui avaient une grande gueule. Ils avaient un côté "les mains dans le cambouis". Ils avaient des gros instruments. Ils étaient des expérimentateurs, pas trop portés sur la théorie. Trombe était un excellent expérimentateur. Je l’ai vu, par exemple, fermer dans des conditions acrobatiques des ampoules scellées, il n’y avait que lui qui pouvait faire ça.
Le développement du campus de Bellevue s’est fait un peu en opposition à celui de la Sorbonne. Par contre, le campus CNRS de Vitry s’est développé en nouant des liens forts avec l’université et avec les écoles d’ingénieurs. Conscients du problème des élèves, Georges Chaudron, et Jean Bénard, professeurs, se sont ingéniés à squatter les comités du CNRS pour recruter. Il serait intéressant d’étudier la manière dont les laboratoires universitaires en chimie ont accaparé les postes de chercheurs CNRS.

BBV : Encore faudrait-il avoir accès aux archives.

PC : Paul Hagenmuller (élève de Chrétien) a encore mieux réussi car il a disséminé, il a joué la carte de la province et s’est créé une clientèle d’obligés. D’où des paysages contrastés pour la physique et la chimie en France. La physique se concentre sur l’axe Orsay-Grenoble, tandis que la chimie se déploie comme une juxtaposition de baronnies locales : Nantes, Bordeaux, Rennes, Caen, Paris. Il y avait des rivalités entre ces baronnies et aussi des alliances, par exemple, Paul Hagenmuller et Robert Collongues (lui même à cheval sur l’Ecole de Chimie et Vitry). A Rennes, au contraire, Prigent a eu des élèves plus indépendants et agressifs comme Jacques Lucas et Grandjean qui ont développé des pistes originales avec des applications industrielles. A Caen il y avait Deschanvres avant Bernard Raveau. Dans le domaine des terres rares, il ne faut pas oublier l’oeuvre de Jean Flahaut qui a longtemps dirigé à la Faculté de Pharmacie à Paris un laboratoire consacré à l’étude des sulfures des lanthanides.

BBV : Quels étaient les liens entre Chaudron, Collongues et Trombe ?

PC : Collongues était plus spécialisé dans les oxydes. Chaudron, Bénard et Collongues à Vitry ont fait union avec Trombe pour les hautes températures. Flahaut y participait aussi, de plus il était l’"héritier" d’Henri Moissan (1852-1907), l’inventeur du premier four "haute température" conservé à la Faculté de Pharmacie. La métallurgie exigeait des hautes températures. Par exemple des fours à images (il y en a un très joli à l’ENSCP).
Grâce au don de l’armée, Trombe avait le plus grand four solaire du monde. Quand il a commencé à faire des expériences avec ce four, il avait pour collègue Marc Foëx. C’était un chercheur extraordinaire - à mettre sur ta liste - qui a fait énormément d’études sur les systèmes d’oxydes mixtes et qui avait mis au point des méthodes astucieuses pour l’établissement des diagrammes d’équilibre. C’était un solitaire, un chercheur remarquable. Mes enfants l’appelaient le professeur Tournesol car il en avait l’allure. Donc sur le créneau des hautes températures il y avait Trombe, Foëx, Collongues, Chaudron. Ils ont formé une Société des Hautes Températures, dont on doit pouvoir retrouver les archives et qui a publié une revue. Chaudron et Trombe ont, en plus, publié un Traité des hautes températures, chez Masson dans le style des fameux "Pascal" de Chimie minérale. Tu peux y trouver des pistes historiques. Il y avait dans la série des "Pascal" un Tome consacré aux terres rares publié dans les années 30 et réédité par Trombe avec mise à jour dans les années 60 en deux volumes dans lequel vous trouverez des mises en perspectives historiques de l’histoire des recherches sur les lanthanides. Les membres de ce petit groupe des hautes températures étaient à la fois copains et rivaux. Comme Trombe s’intéressait de plus en plus à l’énergie solaire et de moins en moins à la séparation des terres rares, c’est un autre élève de Trombe, Jean Loriers, qui a pris en mains la séparation des terres rares. Assez rapidement il est apparu que les propriétés intéressantes des terres rares n’étaient pas les propriétés chimiques.

BBV : A quel moment se situait ce tournant dans ta propre trajectoire ?

PC : Je suis parti aux Etats-Unis en 62 après un petit stage à Montlouis. J’ai appris, il n’y a pas si longtemps, qu’à l’époque où je faisais ma thèse, on étudiait exactement la même chose aux Etats Unis, même technique de préparation d’Yttrium, mais en grande quantité, dans le plus grand secret. Pourquoi ? Parce que l’administration américaine s’était mis dans la tête de faire un avion à propulsion nucléaire ! Pour cela il fallait des grandes quantités d’yttrium pour des raisons de poids (l’yttrium est un élément léger) et pour des raisons de protection. Puis quelqu’un a dû dire au Congrès que ça n’était pas très raisonnable ! Donc ils ont arrêté le projet et, du coup, ils avaient de grandes quantités d’yttrium au moment où est tombée la demande de l’industrie des télévisions. La télévision était en noir et blanc et il y avait beaucoup d’études pour une TV couleur. On s’est rendu compte que le seul matériau qui pouvait fournir le rouge non saturable pour les écrans c’étaient les composés d’europium dilué dans une terre rare "inactive" comme l’yttrium. C’est RCA, je crois, qui a trouvé cela. Ils se sont fait piéger car ils ont présenté leur machine dans un salon et il y avait un type qui a regardé l’écran avec un petit spectroscope et qui a vu que le rouge formait des raies et non des bandes. Les autres composés - sulfures - donnaient des bandes. Il n’était pas difficile de trouver l’élément de base, c’était une terre rare.
J’étais allé aux Etats-Unis dans le laboratoire de Leroy Eyring pour étudier des points très particuliers de certains oxydes non-stoechiométriques de terres rares : des oxydes entre deux valences, ce que l’on appelle aujourd’hui "des valences mixtes", comme ceux du cérium, du praséodyme et du terbium pour des raisons pas claires à l’époque. En plus il n’y avait pas un oxyde intermédiaire mais 7 ou 8. Leroy Eyring avait mis au point des méthodes thermodynamiques pour mesurer la composition de ces oxydes. J’ai utilisé cela avant d’aller à Ames qui me paraissait être la Mecque des terres rares car c’était là qu’avait eu lieu la séparation pour le projet Manhattan et tous les lanthanides y étaient disponibles. Il y avait un gros laboratoire national dans lequel on avait la possibilité d’étudier les métaux. J’y ai travaillé avec John Corbett qui avait étudié des composés bizarres des lanthanides avec des halogènes. J’ai étudié chez lui le système entre le thulium métal et le trichlorure de thulium dans lequel j’ai trouvé un système non-stoechiométrique à valences mixtes analogue à celui des oxydes. Il y avait toutes les facilités possibles pour faire des expériences. A cette époque j’ai aussi étudié la cristallochimie des lanthanides et publié en 1967 la description des oxysels des lanthanides qui forment une catégorie à part de composés lamellaires à laquelle d’ailleurs certains oxydes appartiennent. Dans mon travail, les structures étaient décrites au moyen de polyèdres centrés sur les anions (alors que d’habitude on utilise le cation).

JG : Qui finançait ce labo ?

PC : C’était l’US Atomic Energy Commission. Il y avait toutes les sources de métaux gratuitement si je puis dire, puisqu’ils les produisaient. Ainsi il y avait beaucoup de thulium qui est un métal très cher.

BBV : Quelles étaient les techniques utilisées à Ames ?

PC : A cette époque il y eut un changement profond dans toute cette chimie préparative du fait de l’irruption des techniques mathématiques. D’abord il y eut la révolution apportée par la théorie des groupes dans l’explication des propriétés des composés de transition, ou composés des éléments d, (la lettre d signifie que pour ces éléments le nombre quantique orbital des derniers électrons est égal à 2), les anciens complexes dont nous parlait Job. Elle a permis de reconnaître que le spectre dépendait de la symétrie cristallographique du site. La couleur changeait suivant qu’il était tétraédrique ou octaédrique. On a vu alors se former les théories du champ du ligand, les théories du champ cristallin issues de la combinaison de la théorie des groupes et de la théorie quantique.
Il y a eu une deuxième révolution, que je trouve exemplaire dans l’histoire des sciences parce qu’elle est due à un homme seul, un physicien israélien, durant la guerre de 1948 en Israël. Giulio Racah, était spécialiste de la théorie de la spectroscopie atomique qui s’efforçait de comprendre les spectres d’arcs ou d’étincelles. Ces spectres sont dus à des atomes neutres ou une fois ionisés et ils sont caractérisés par un très grand nombre de raies. L’interprétation du spectre de l’hydrogène était facile mais dès que cela dépassait deux électrons dans le système cela devenait trop difficile car on voit des milliers de raies. Des méthodes mathématiques avaient déjà été mises au point pour tenter de comprendre cette spectroscopie.
Racah, qui avait la capacité de faire des calculs aussi bien qu’un ordinateur, a mis au point une méthode à base d’opérateurs tensoriels pour calculer les spectres des éléments pluri-électroniques. Il est allé au-delà de la théorie des tenseurs de rang 1 en inventant des nombres qui forment ce que l’on appelle l’algèbre de Racah.
Cette algèbre a rendu possible l’interprétation des spectres des atomes poly-électroniques et donc des configurations 4f N, (N électrons 4f, N varie de 1 à 14 du cérium au lutétium), celles des lanthanides dans les solides (la lettre f signifie que le nombre quantique orbital des derniers électrons de l’atome est égal à 3). Si on prend un spectre d’un cristal de lanthanide, du néodyme par exemple on va obtenir avec un spectromètre ordinaire dans le domaine Ultraviolet-Visible-Infrarouge, plus d’une centaine de raies très fines. A quoi correspondent ces raies ? L’interprétation n’est apparue qu’à la fin des années 60 parce qu’on avait un outil théorique, mais aussi des outils expérimentaux. Car, pour observer des spectres convenables, il faut travailler à la température de l’hélium liquide. Il fallait donc que l’instrumentation s’accompagne de l’utilisation de systèmes à basses températures.

BBV : Pourrais-tu préciser les apports théoriques et mathématiques ?

PC : Par comparaison avec l’effet de champ cristallin pour les éléments d, dits de "transition", dans le cas des éléments f l’ampleur de l’effet de l’hamiltonien (l’opérateur qui exprime l’ensemble des actions extérieures sur les états d’énergie de l’atome) est beaucoup plus faible. Par conséquent les spectres des lanthanides conservent dans les solides une allure très "atome libre", ce qui justifie l’usage des théories de la spectroscopie atomique. On a donc commencé à classer les opérateurs qui intervenaient sur les états de base de la configuration. Pour les configurations 4f N, que l’on n’obtient que dans le solide et pas dans les spectres d’étincelle, le nombre d’états n’est pas si énorme. Dans le cas du néodyme, c’est 364, dans le cas du gadolinium c’est 3600 et quelque chose. Donc on a une base, un corpus d’états chacun caractérisés par une suite de nombres quantiques, sur lesquels on peut appliquer des opérateurs qui sont la répulsion inter-électronique, le couplage spin-orbite, enfin toute une série d’opérateurs dont certains étaient connus au début du siècle. Mais c’est seulement grâce à l’algèbre de Racah qu’on a su calculer les éléments de matrice de ces opérateurs. Puis on appliquait sur tout cela, en plus, le champ cristallin qui, lui, dépendait de la symétrie au site de l’atome. C’est donc une conjonction entre des outils mathématiques : d’une part une théorie des groupes assez sophistiquée avec des groupes continus (j’ai écrit un livre là-dessus, c’est pas un truc qui se lit facilement il faut vraiment en avoir besoin) et d’autre part la théorie quantique appliquée avec le moins d’approximations possibles qui a rendu possible des comparaisons entre le calcul et l’expérience. On pouvait mesurer un spectre et à partir de cela faire des calculs. Maintenant on arrive à obtenir des spectres simulés ! Les spectres des lanthanides sont extrêmement précis et en général la théorie n’arrive pas au niveau de précision de l’expérience. On peut mesurer des effets hyper fins qui sont dus au noyau donc aux isotopes pour certains éléments. Il faut toujours ajouter des hamiltoniens ...
Donc ce qui a changé la manière d’envisager les terres rares c’est l’apparition de ces possibilités d’interprétation qui venaient des mathématiques et de la théorie quantique.

BBV : Peut-on revenir sur les enjeux industriels des terres rares ?

PC : Si on utilise l’europium pour les écrans couleurs c’est parce que ses propriétés de luminescence dans les solides sont spectaculaires. Comme elles dépendent de la pureté, la préparation n’est pas évidente. C’est ainsi qu’on est tombé dans une bataille industrielle sur la qualité des luminophores qui a fini par une victoire de Rhône-Poulenc. Rhône Poulenc a été le seul fabricant mondial de terres rares pures pour les écrans de télévision.

BBV : De quand date l’usine de La Rochelle ?

PC : Elle est très ancienne car il existait en France une industrie des terres rares depuis le début du siècle pour la fabrication de pierres à briquet et d’additifs pour le verre afin d’obtenir de meilleurs indices de réfraction. On les utilisait aussi - et on les utilise toujours - comme colorants pour la porcelaine. Enfin, il y a les mélanges de terres rares pour les catalyseurs. Aujourd’hui c’est important pour les automobiles mais, au début, c’était surtout pour le cracking du pétrole. Ce qu’a su faire l’usine de La Rochelle, (aujourd’hui elle appartient à la Société Rhodia), c’est la mise au point d’une technique de séparation non plus par échange d’ions mais par échange de solvants. Cette technique plus ou moins secrète leur a assuré la conquête du marché à l’époque où se multipliaient les applications. Car il y a aussi la luminescence des tubes fluorescents et surtout l’apparition des lasers de puissance au néodyme.

JG : Comment fonctionnent ces lasers ?

PC : La caractéristique des lanthanides dans les solides, c’est la possibilité qu’a l’atome de grimper sur les échelons d’une échelle d’énergie qui va de l’IR jusqu’à l’UV. Dans le cas du néodyme, on peut faire monter avec un flash ordinaire l’atome sur un niveau situé au milieu du visible. Il va redescendre en émettant un photon infrarouge qui peut être amplifié. De là les lasers au néodyme. Cette échelle d’énergie, c’est la propriété essentielle des terres rares et on ne la soupçonnait pas quand j’ai commencé ma carrière. On l’a découverte à la fin des années 60 et depuis on trouve les petits tableaux des états d’énergie affichés dans les bureaux, ce qui était impensable dans les années 50.

BBV : Est-ce qu’il y a eu à ce moment là dans les laboratoires français un investissement industriel ? Et sous quelle forme ? Contrats ?

PC : Il y a eu pas mal de contrats militaires car l’armée explorait toutes les possibilités pour faire des détections à infrarouge, des lasers. L’industrie s’est intéressée à des préparations ultrapures pour les lasers (les lasers qu’on utilise en chirurgie sont des lasers au néodyme). Le laboratoire de Collongues, par exemple, a fait la promotion de l’alumine-béta dopée néodyme comme matériau laser. Donc il y a eu une recherche soutenue par l’armée et par l’industrie.
Il y a eu aussi l’immense projet américain de fusion nucléaire par laser au néodyme, organisé en Californie à Livermore (le National Ignition Laboratory). Il fait appel à des lasers qui ont un diamètre de plusieurs dizaines de cm. On espère provoquer la fusion en concentrant le faisceau sur un mélange deutérium-tritium contenu dans une micro ampoule. D’autres terres rares sont utilisées dans des disques qui polarisent le faisceau. Donc les applications optiques ont pris le dessus. Le Laboratoire National d’Argonne (près de Chicago) et les laboratoires de l’armée ont démêlé les principes directeurs de toute cette spectroscopie pour exploiter cette propriété des lanthanides.

BBV : Et en France ?

PC : Maintenant tout le monde fait cela mais à l’époque on était les seuls au laboratoire de Bellevue à maîtriser un peu ces questions. Plus tard, une autre élève de Trombe, Françoise Gaume, a construit à l’Université de Lyon un grand laboratoire consacré à l’étude de la luminescence, dirigé ces dernières années par Georges Boulon.

BBV : A l’époque c’est à dire quand ?

PC : Quand je suis rentré des Etats-Unis, vers 1968. J’ai hésité à rentrer car on m’avait donné un poste aux Etats-Unis, mais ici on m’a donné un poste de maître de recherche au CNRS alors que j’étais relativement jeune. J’ai pris la sous-direction du laboratoire des terres rares qui était dirigé par Jean Loriers à l’époque avant qu’on le fractionne en trois groupes centrés sur des structures différentes. On a travaillé sur les propriétés optiques. Les propriétés magnétiques ce sont plutôt les groupes de Grenoble, les successeurs de Louis Néel qui les ont étudiées. Cela a donné l’autre grosse application technologique avancée des terres rares : les petits aimants qu’on utilise dans les téléphones, les baladeurs, etc. On a pu multiplier la puissance des aimants par 1000.
Nous, on a travaillé sur les propriétés optiques tandis que le groupe de Jean-Claude Achard, un autre élève de Trombe, s’est consacré aux propriétés des composés métalliques complexes, dans lesquels il y a des phénomènes physiques spectaculaires, comme les solitons. Cela passionnait les physiciens et c’était des objets de physique pure.
Et puis ma collègue Annick Percheron, une autre élève de Trombe, a beaucoup étudié les hydrures à base de terres rares qui sont des matériaux idéaux (des alliages Lanthane-Nickel) pour le stockage de l’hydrogène. D’où l’intérêt pour des moteurs à hydrogène où l’hydrogène est piégé dans un solide, donc pas de problème de sécurité. Le problème, c’est que le nickel est un élément lourd d’où le poids du véhicule et donc son autonomie réduite. La technologie existe mais c’est la sociologie de l’automobile qu’il faut changer.

BBV : Quels instruments avez-vous exploité au laboratoire de Bellevue après ton retour des USA ?

PC : On a développé les spectrographes et surtout la microscopie électronique à haute résolution que j’avais vu aux Etats Unis. J’ai assisté à un congrès au National Bureau of Standards à Washington sur les oxydes en 1972. C’était un congrès restreint, une trentaine de personnes. Quand les Japonais ont présenté les premières images de colonnes d’atomes observées avec un microscope électronique à haute résolution, tout le monde a été impressionné. Ils avaient un opérateur extraordinaire. Il faut dire que tout dépend du talent de l’opérateur en microscopie électronique. Sinon on ne voit pas grand chose car le fond de lumière est très bas. C’est un peu comme le photographe qui appuie sur le bouton au bon moment. Il y a de mauvais opérateurs et il y a des opérateurs de génie.

BBV : Comment avez vous appris cette technique à Bellevue ?

PC : J’avais dans mon équipe Gérard Schiffmacher qui avait ce talent et il était aussi très fort pour les calculs. Car on ne peut croire les images en microscopie électronique que si on a simulé l’image à partir d’un modèle de la structure. Un objet déterminé correspond à une infinité d’images différentes. Pour savoir si cette séquence d’images correspond à quelque chose de réel, il faut simuler la structure et voir si la structure engendre une séquence d’images similaires à ce qu’on observe en fonction de la focalisation des instruments. C’est une technique classique qui aujourd’hui se fait presque automatiquement. Mais à l’époque cela exigeait des calculs de diffraction assez compliqués en 3 dimensions. Il fallait maîtriser les programmes pour obtenir des images simulées que Gérard réussissait très bien. L’invasion des ordinateurs est un aspect crucial dans l’évolution de la chimie des solides.
J’avais dans le laboratoire une équipe qui étudiait les couches minces d’oxydes de terres rares avec Michel Gasgnier. Je me suis aperçu un peu par hasard que ces oxydes étaient de merveilleux objets pour la microscopie électronique à haute résolution. Ces oxydes présentent des textures lamellaires qui en font des objets parfaits de faibles épaisseurs. On avait là des matériaux qui permettaient d’obtenir des clichés avec des résolutions atomiques et donc d’étudier toute une série de phénomènes inconnus dans ces oxydes, comme des mâcles ou des dislocations, ce que nous avons fait avec Claude Boulesteix, alors à l’Université d’Orsay, et d’autres Collègues physiciens. Dans les années 70, on a fait les premiers plaidoyers pour l’utilisation de la microscopie électronique dans la chimie du solide en France. Donc on avait en somme transformé un laboratoire de préparation chimique un peu lourde en un laboratoire centré sur deux techniques physiques, la spectroscopie à basse température et l’examen de la matière avec le microscope électronique à haute résolution.

BBV : Qui finançait ces instruments ? Le CNRS ou l’industrie ?

PC : On avait quelques contrats avec l’industrie. Mais c’est le CNRS qui a financé les microscopes électroniques. Quand j’ai rapporté les photos avec colonnes d’atomes résolues du Congrès de Washington à Fernand Gallais qui dirigeait à l’époque la chimie au CNRS, je lui ai dit : "voilà ce qu’on fait aujourd’hui avec les microscopes électroniques fabriqués par les Japonais". Il ne m’a pas demandé à quoi cela servait. Il m’a dit "combien ?". On a acheté deux microscopes avec nos collègues physiciens de Bellevue. C’était l’époque où les directeurs de la chimie avaient cet esprit condottiere qu’avait Trombe. Le précédent directeur du CNRS avait créé le grand microscope de Toulouse, microscope à haute tension. C’était Gaston Dupouy, un copain de Trombe, qui dirigeait le labo de Toulouse. Notre microscope à nous était à basse tension, donc beaucoup moins cher. Et finalement ces microscopes à basse tension avaient des performances supérieures aux autres.

BBV : Donc il y avait une foi dans les grands instruments au CNRS ?

PC : Oui. C’est d’ailleurs à cette époque là que Trombe a eu l’autorisation de construire le four solaire d’Odeillo, dix fois plus gros que le four solaire de Montlouis. Avoir des grands instruments pour voir plus loin, c’était la stratégie.
Depuis les Japonais ont introduit la miniaturisation. Un instrument qui faisait autrefois trois étages de haut, a aujourd’hui une taille raisonnable. Mais le labo de Toulouse a gardé comme une pièce archéologique le premier microscope à haute tension. C’est un lieu où la chimie du solide a été étudiée sous l’angle expérimental.

BBV : Quels étaient les autres instruments utilisés en chimie du solide ?

PC : A cette époque, la chimie du solide reposait sur l’exploitation d’une autre technique, les rayons X, c’est à dire la cristallographie. Cela a été rendu possible grâce à l’arrivée des ordinateurs qui permettaient de faire les calculs. Nous-mêmes quand on a commencé à faire de la spectroscopie on était obligé d’aller passer des paquets de cartes dans l’ordinateur de l’université d’Orsay. C’était fastidieux. Il fallait des heures de calcul. L’informatique a révolutionné la chimie des solides conjointement avec les basses températures. Si Bernard Raveau (de Caen) a raté le Prix Nobel sur la supraconductivité c’est parce son laboratoire n’était pas équipé pour faire des expériences à basse température. Il fallait la température de l’hélium liquide et non celle de l’azote liquide.

BBV : Comment se traduit au niveau des résultats la différence entre une chimie basée sur le microscope électronique et une chimie basée sur les rayons X ? Pouviez-vous faire des relations entre structure et propriétés comme en cristallographie ?

PC : Oui, on voyait des mâcles (des défauts étendus), des dislocations, que la cristallographie ne permettait pas de voir. Le microscope électronique donne cette vision sur la sociologie intime du cristal qu’on ne peut obtenir avec les rayons X. Il y avait aussi les propriétés de surface qui ne peuvent être découvertes que par des instruments comme le microscope à balayage. A Bellevue on avait réussi à monter un groupe de laboratoires, une sorte de soviet, l’Action Locale de Bellevue (ALB), que j’ai présidée pendant longtemps. Son but était de faire du lobbying pour l’achat d’instruments. C’est ainsi qu’on a eu un microscope électronique, un microscope à balayage, des spectrographes. L’idée était que, pour avoir des informations en chimie, il fallait avoir des instruments. On était aidé par le laboratoire de physique de Jean Philibert spécialisé dans la microscopie électronique. En fait, comme nous l’avons montré avec la simulation des susceptibilités paramagnétiques des composés des lanthanides, la relation structure-propriété est très complexe et ne peut que difficilement se déduire de la connaissance des structures seules. Dans le cas cité la propriété magnétique dépend d’un "super espace" qui a une dimension (toujours supérieure à 3 !) imposée par la symétrie cristalline au site et qui se déduit de l’application des règles de la théorie des groupes au "champ cristallin". Ces concepts ont beaucoup de mal à pénétrer la conscience, un peu matérialiste, des chimistes - qui croient que quand on a la structure, on a tout...

BBV : Est-ce qu’il y a eu des échanges interdisciplinaires au sein du laboratoire de Bellevue ?

PC : Oui, on échangeait nos technologies, on a travaillé entre nous. Le groupe des laboratoires de Bellevue, j’aurais voulu en faire l’équivalent d’un laboratoire du Max Planck. On a mené une longue bataille administrative. Il y avait quatre secteurs à Bellevue : sciences physiques, sciences chimiques, sciences de la vie, et sciences humaines, des préhistoriens. Il a été impossible de faire un groupe uni. Toutes les documents de cette période sur l’action de l’ALB, je les ai donnés aux archives du CNRS conservées à Gif sur Yvette.

BBV : Quelles étaient les industries avec qui ces laboratoires CNRS avaient des liens ?

PC : On avait des contrats d’étude avec la DRET (Direction des Recherches et Etudes Techniques) une direction militaire. Avec Péchiney, avec Rhône Poulenc surtout et, bien sûr, des liens de conseils pour l’industrie mais à titre individuels. On a eu quelques thésards payés par l’industrie. Mais l’industrie n’imposait pas, ne pesait pas d’un poids trop lourd (du moins c’est ainsi que je l’ai perçu ; peut-être que je me suis fait manœuvrer). L’industrie récoltait des thèses et renforçait son système sans donner d’argent.

BBV : Qu’est-ce qui orientait les décisions d’orientation de recherche ? Les contrats avec l’industrie ?

PC : Il y avait deux choses. D’abord beaucoup de décisions provenaient de collaborations avec d’autres laboratoires de Nantes ou de Bordeaux. Ils apportaient leurs produits et nous on étudiait les spectres puisqu’on avait la technique, on dérivait les simulations optiques et magnétiques. On publiait en commun. Ensuite, ils se sont équipés et donc on a fait moins de collaborations de ce genre.

BBV : Est-ce que la chimie des terres rares a changé depuis cette époque ? Est-ce que l’approche matériaux n’a pas supplanté les autres ? Est-ce qu’il reste des enjeux fondamentaux ?

PC : Lors d’un congrès récent, je n’ai pas eu l’impression qu’il reste des enjeux fondamentaux. Aujourd’hui les techniques se sont raffinées mais il n’y a pas de changement fondamental. J’ai cependant le sentiment qu’il y a des choses à étudier du coté de la dynamique des réactions. A la fin, dans les années 90, j’ai étudié avec Michel Gasgnier les phénomènes de sonochimie associés à certaines réactions paradoxales sur les oxydes non stœchiométriques. Par contre, les enjeux techniques se sont multipliés. Aujourd’hui les terres rares sont utilisées en biologie parce qu’elles se substituent au calcium. Le calcium n’a pas de propriétés physiques alors que les terres rares en ont. On peut ainsi repérer les protéines chargées en terres rares. Les techniques de synchrotron ont permis d’obtenir des informations plus précises sur les sites cristallographiques et même sur les parties actives des sites en question. En biologie les terres rares permettent d’accélérer l’obtention de la structure des protéines pour laquelle il y a un énorme marché industriel, en pharmacie. Les techniques synchrotron exploitent les effets de seuil d’absorption X des éléments lourds. Généralement on emploie le sélénium mais on peut utiliser les terres rares.
On voit en plus beaucoup d’applications énergétiques : les batteries de téléphone portable sont souvent aux hydrures de lanthane. On trouve aussi des terres rares dans les piles à combustible. Le grand espoir c’est le catalyseur d’automobile pour lequel le cérium (ou des systèmes mixtes) s’est révélé un point de passage indispensable.

BBV : Quelle est la position des Français dans ces domaines ? Sont-ils compétitifs ?

PC : Oui les terres rares restent une spécialité française depuis Lecoq de Boisbaudran et Urbain. C’est encore un domaine très important en physique et en chimie. Le laboratoire de Grenoble est très important. Les ferrites, invention de Louis Néel et Félix Bertaud sont des oxydes à base de terres rares. L’école de Grenoble est orientée vers les métaux. Pour les propriétés optiques, il y a Paris, Lyon, et surtout Rennes qui a développé les fibres optiques à répétiteur dopé à l’erbium. Le CNET (Centre national d’études des télécommunications) avait beaucoup travaillé là dessus. François Auzel, ingénieur du CNET était un petit génie. Il a découvert ce que j’appelle l’effet Auzel : la possibilité d’exciter une luminescence visible avec un faisceau infrarouge, c’est à dire qu’en utilisant une énergie plus faible on peut obtenir une énergie plus élevée grâce à une addition de photons. Il faut mettre plusieurs terres rares. C’est utilisé par la poste pour marquer les enveloppes, je crois.

BBV : Cela a été découvert dans les années 70 et dans un laboratoire industriel ?

PC : Oui mais c’est un laboratoire d’Etat à vocation industrielle. Auzel était remarquable et a été injustement mis sur la touche.

BBV : Et des laboratoires du CNRS qu’est-ce qui est sorti comme découverte concernant les terres rares ?

PC : Cela dépend comment tu entends cela car dans ce genre de recherches on obtient souvent de petites avancées. Et qu’est-ce qu’on appelle une découverte ? A la question : "qui est-ce qui a découvert la télévision en couleurs ?", je réponds fermement Georges Urbain qui a le premier observé la luminescence rouge de l’europium vers 1908. Mais cela est entré dans le patrimoine commun. Ensuite quelqu’un faisant une bibliographie à la recherche de ce qui produit une luminescence rouge a trouvé l’europium. Cela s’est passé dans les laboratoires de RCA.
Pour ce qui concerne les labos du CNRS, je peux citer la découverte que j’ai faite avec mon collaborateur Pierre Porcher de la luminescence du prométhium (une terre rare qui n’existe pas dans la nature). C’est une histoire rocambolesque. Le CEA s’est trouvé en possession d’une grande quantité de prométhium récupérée je ne sais pas où. La structure des niveaux d’énergie était connue et il y avait un grand trou qui laissait prévoir une luminescence infrarouge intéressante comme dans le cas du néodyme. D’autant qu’on pouvait espérer faire un laser auto-entretenu car le prométhium est radioactif donc capable de s’auto exciter. On avait un contrat de l’armée pour faire un laser liquide. De l’oxychlorure de phosphore, un mélange hyper toxique dans lequel on a mis du prométhium. On a fait un spectrographe. Au début, on avait bien protégé les côtés mais pas le dessus. La jeune femme qui travaillait sur un appareil à rayons X à l’étage au dessus est venue affolée nous dire que le détecteur marchait tout seul ! C’est dire l’intensité du rayonnement émis par le prométhium ! Mais on a trouvé la luminescence proche infrarouge, très intense. On a essayé de faire la manip laser à Saclay. On a mis le produit dans la cavité on a eu juste eu le temps de voir quelque chose car le rayonnement était si puissant qu’il a détruit les deux miroirs nécessaires pour faire un laser...

BBV : Avez vous jamais songé à prendre des brevets à Bellevue ?

PC : On ne prenait pas de brevets. Qu’est-ce qui se passe quand on est en position de prendre un brevet ? Le CNRS donne à l’inventeur 50% des royalties à condition que quelqu’un achète le brevet. C’est potentiellement intéressant. Mais le brevet met la chose dans le domaine public. Si tu n’as pas une armée d’avocats pour défendre tes droits face aux contrefaçons ce n’est pas la peine. J’avais pris un brevet sur des couches minces de dysprosium métal qui avaient la propriété intéressante de décomposer l’eau et de capturer l’hydrogène. C’était une idée. Mais il valait mieux faire discrètement quelque chose avec Rhône-Poulenc qui donnait des miettes, car c’est toujours mieux que rien.
Le prométhium en revanche n’intéressait que le CEA, mais nous avons publié notre travail et plus tard il a été utilisé par des collègues américains pour des appareils dans des satellites. C’est la seule trace d’une publication qui a servi précisément à quelque chose. On a publié les spectres de dizaines de composés, on a semé. On a proposé des idées. C’est cela la recherche fondamentale.

BBV : Penses-tu que le développement de la chimie des terres rares en France est principalement le fait du CNRS ?

PC : Oui le CNRS et les grands laboratoires universitaires comme ceux de Grenoble et de Lyon, et d’autres, ont fait tout cet effort qui a débouché sur les matériaux luminophores, les aimants, les catalyseurs, etc.

Fin de l’enregistrement


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