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MONDANGE Hélène, 2004-12-04

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Hélène Mondange, née en 1925, est chimiste. Diplômée de l’École nationale supérieure de chimie de Nancy (ENSIC) en 1948, elle rejoint le Centre d’études de chimie métallurgique (CECM), dirigé par Georges Chaudron, pour y commencer une thèse sur les oxydes de fer. Confrontée à diverses difficultés, en particulier celle d’être une femme dans un laboratoire de recherche des années 1950, elle ne soutiendra sa thèse que dix ans plus tard, en 1958, sur les phases cristallines de l’aragonite. Elle travaille dans l’ombre de Chaudron, l’aidant par exemple à la rédaction des chapitres du Pascal [1] qu’il signe. En 1967, elle rejoint Jacques Bénard au Laboratoire de physico-chimie des surfaces des solides de Chimie Paris, où elle enseignera avec enthousiasme et poursuivra ses recherches de chimie du solide jusqu’à la fin de sa carrière en 1983.

Autorisation de diffusion

Pour citer l’entretien :

« Entretien avec Hélène Mondange », par Pierre Teissier, 4 décembre 2004, Sciences : histoire orale, https://sho.spip.espci.fr/spip.php?article34.

Lieu : Quartier latin, Paris, France.

Support : non enregistré.

Transcription : Pierre Teissier.


PIERRE TEISSIER (PT) : Pouvez-vous me raconter votre formation ?

HÉLÈNE MONDANGE (HM) : Je suis née Hélène Dufy, dans le Charolais, où j’ai fait mes études durant la Seconde Guerre mondiale. En 1940, j’étais boursière en École primaire supérieure (EPS). Mes parents étaient paysans, je ne pouvais pas aller au lycée et je voulais devenir institutrice. L’EPS préparait aux Écoles normales d’institutrices qui permettaient d’enseigner dans les écoles primaires. Quand Pétain est arrivé au pouvoir, il a supprimé le système EPS comme étant subversif : tout le monde devait aller au lycée. Après la période de débâcle, mes parents ne voulaient pas que j’aille en pension au lycée. Je suis restée quelques mois en inactivité forcée. Puis une de mes enseignantes d’EPS est venue dire à mes parents que je devais aller au lycée. En janvier 1941, je suis donc entrée au lycée, mais en seconde car il était trop tard pour passer en première. En 1943, j’ai eu mon baccalauréat. Ensuite, j’ai fait deux années de « taupe » pour rentrer à l’École normale supérieure de Sèvres, alors équivalente pour les filles à l’ENS de la rue d’Ulm réservée aux garçons. J’ai été parmi les premières recalées au concours et je suis devenue « boursière de licence » : les premiers recalés des concours aux Écoles normales recevaient une bourse s’ils acceptaient de poursuivre leurs études hors de Paris. Il s’est trouvé que l’École de chimie de Nancy [future ENSIC] acceptait les boursières de licence car les concours pour les ENS et l’ENSIC tombaient le même jour. Je suis donc allée là-bas : nous n’étions que deux filles – toutes deux entrées comme boursières de licence –, sur une grosse promotion de cinquante-cinq étudiants. Je dis « grosse » parce que c’était le moment où les jeunes gens revenant de la guerre ou du STO [service du travail obligatoire] réintégraient le cycle universitaire. Les promotions précédentes comptaient plutôt quarante-cinq élèves. Les filles ne se présentaient pas beaucoup au concours d’entrée. Je suis donc restée à Nancy de 1945 à 1948. À l’époque, il y avait encore des cartes de rationnement en pain. L’ambiance à l’École était bonne entre les élèves : nous faisions une fois par mois des réunions entre promotions. Les garçons nous vouvoyaient mais se tutoyaient entre eux ; nous nous appelions par le nom de famille et pas par le prénom.

PT : C’est là-bas que vous avez connu Robert Collongues ?

HM : Oui, il était de la promotion qui me précédait avec Fernand Coussemant. C’était une promotion sans fille. Coussemant a longtemps travaillé à l’Institut français du pétrole (IFP) puis a été directeur de l’École nationale supérieure de chimie de Paris (ENSCP). Il a beaucoup travaillé avec Balaceanu qui fut directeur de l’IFP.

PT : Comment êtes-vous venue travailler avec Georges Chaudron à Vitry-sur-Seine ?

HM : Chaudron était un homme original, il voulait avoir des étudiants d’un peu partout. Il avait été directeur de l’Institut de chimie de Lille. Ensuite, juste avant la guerre, il a été nommé directeur du Centre d’études de chimie métallurgique (CECM) à Vitry. Ses élèves venaient d’horizons différents : Montuelle et Talbot étaient de l’Université de Lille, Montel de Chimie Paris, Fayard était normalien, il y avait un polytechnicien, un centralien, un Roumain, un Polonais... (Figure 1)

Figure 1 : Hélène Mondange et ses collègues du CECM

De gauche à droite : Gérard Montel, Hélène, H. Massiot, Aurel Berghezan. Avec l’aimable permission d’Hélène Mondange.

Chaudron avait proposé une thèse financée par le CNRS aux étudiants de la promotion qui me précédait. Collongues a accepté la proposition et a été retenu. Il est donc venu au CECM, alors dirigé par Chaudron à Vitry. L’année suivante, Chaudron a de nouveau proposé une bourse de thèse à Nancy. Cette année-là, il n’y eut qu’une fille qui accepta : c’était moi. Il n’était pas très disposé à accueillir une fille dans son laboratoire. J’ai su après coup que Chaudron avait demandé à Collongues quel genre de fille j’étais, si « je me peignais le visage » ! Il m’a vue au cours d’un entretien et ensuite il m’a engagée. Je ne savais pas que c’était le Chaudron des diagrammes des oxydes de fer – réduction du minerai dans les hauts fourneaux –, celui dont on nous avait parlé en « taupe », sinon j’aurais été beaucoup plus impressionnée.

PT : Ensuite vous avez commencé votre thèse à Vitry ?

HM : Je n’avais pas très envie d’aller à Vitry : je m’étais mariée et mon mari travaillait à Paris. Nous n’avions trouvé qu’une maison à Colombes, c’était difficile de se loger à Paris à l’époque. De Vitry à Colombes, il fallait près d’une heure et demie de transport. Pourtant je n’ai pas eu trop le choix, j’ai commencé ma thèse en septembre 1948 au CECM, j’étudiais alors les oxydes de fer. Ce qui est étrange, c’est qu’au début Chaudron ne m’a jamais directement demandé ce que je faisais au niveau scientifique ; il passait toujours par l’intermédiaire de Collongues pour connaître l’avancement de mon travail. J’étais dans le même bureau que Talbot et Collongues. Je me suis arrêtée en novembre 1949 pour mon premier enfant. Après ma maternité, je ne voulais plus être chercheuse, c’est dur quand on a un enfant et puis j’étais toujours plus attirée par l’enseignement : je voulais passer l’agrégation. Chaudron m’a dit qu’il ne fallait pas que je m’embête avec l’agrégation, que j’allais d’abord finir ma thèse en deux ans. Elle a encore duré huit ans ! Je pense qu’il était très intéressé par ce que j’avais commencé sur les oxydes de fer, entre-temps Collongues avait repris mon sujet. À Pâques 1950, quand je suis revenue, j’ai accepté de travailler avec Chaudron mais à l’ENSCP où il était devenu directeur. Paris, c’était beaucoup plus pratique pour moi, mais je travaillais seule !

PT : Vous avez perdu contact avec les autres du CECM ?

HM : Non, j’allais à Vitry de temps en temps, quelques fois par an. Je retournais voir Collongues et Talbot. Ils n’étaient pas plus d’une quinzaine à l’époque au CECM. Si l’on regarde cette photo de juillet 1949 (Figure 2), on compte treize personnes sans Chaudron : Aurel Berghezan, un Roumain qui est devenu professeur en Belgique, Jean Duflot (École centrale de Paris), Philippe Albert, Jean Talbot, M. Mouflard, Robert Collongues, Matei Pruna, Gérard Montel, Novak, un Polonais…

Figure 2 : La joyeuse équipe du CECM à la veille des vacances, juillet 1949.

de gauche à droite : Philippe Albert, Jean Talbot, Hélène Mondange, Robert Collongues, Matei Pruna, Jean Duflot, Gérard Montel, Mademoiselle Mouflard, Aurel Berghezan. Avec l’aimable permission d’Hélène Mondange.

J’étais alors la seule fille à préparer une thèse. Il y avait aussi une secrétaire, « Mademoiselle Billot », et une technicienne, Annie Binet, qui deviendra madame Duflot et travaillait avec Albert : elle dosait l’hydrogène, je crois, et, pour le recueillir, elle devait travailler longtemps sur un bain de mercure, ce qui préoccupait beaucoup Chaudron. Nous avions également un atelier dont les ouvriers étaient étroitement associés aux chercheurs. Il y avait parmi eux un souffleur de verre. Il y avait une très bonne ambiance dans ce labo, on était content d’être au laboratoire de « Monsieur Chaudron », les gens se serraient vraiment les coudes. Talbot jouait au football, je me rappelle, il était au PUC [Paris université club] et ça ne plaisait pas à Chaudron. Pendant les trois premiers mois où j’étais là, il n’y avait pas de cantine et chacun apportait sa gamelle. Ensuite, on s’est organisé : Duflot, qui était parisien, achetait aux Halles des sacs de patates et les ramenait au laboratoire où la femme de ménage avait accepté de faire des frites ou des pommes de terre bouillies. On avait un plat chaud et on mangeait tous ensemble. Il y avait aussi deux anciens du laboratoire Le Chatelier, des anciens camarades de Chaudron, qui avaient été ruinés par la guerre et qui venaient rendre des petits services : "le père Vial", qui aidait aux travaux pratiques de chimie appliquée et "le père Bossuet" qui exécutait les photographies et racontait des anecdotes sur le laboratoire Le Chatelier ("le thé du samedi après-midi" quand les petites repasseuses venaient apporter les blouses propres).

PT : Vous avez changé de sujet à votre retour ?

HM : En fait, j’ai passé un an à attendre un nouveau sujet de thèse en 1950 : Chaudron était très occupé. Quand Pruna a présenté sa thèse sur les carbonates en 1951, j’ai finalement repris son sujet. Deux points intéressaient Chaudron : la période d’incubation pour faire une comparaison avec l’acier ; et le frittage que j’étudiais principalement par dilatométrie. J’ai terminé ma thèse en 1958, soit près dix ans après le début ! Durant toute cette période j’ai été attachée de recherche au CNRS. En 1958, je me rappelle que l’un des étudiants m’a dit que j’étais la première fille à présenter une thèse sous la direction de Chaudron : j’étais très fière car c’était difficile pour les filles à cette époque, nous n’étions pas prises au sérieux !

PT : Comment Chaudron organisait-il la recherche dans son laboratoire ?

HM : Il y avait trois ou quatre équipes, on disait des "services", qui travaillaient sur des thèmes différents. Chaudron pensait que toutes les méthodes de chimie minérale pouvaient être appliquées aux métaux. Il y avait même une formule qu’il avait fait imprimer sur les chemises du CECM : « Dans un établissement de recherches, tout progrès dans un certain domaine doit être appliqué aussitôt dans les divers champs auxquels l’établissement s’intéresse. » Albert dirigeait le service de purification des métaux, Talbot étudiait la diffusion de l’hydrogène dans le palladium, il y avait aussi une équipe de chimie minérale, dirigée par M. Faivre, qui travaillait sur les phosphates et les carbonates.… En revanche, à l’ENSCP, il n’y avait pas encore de laboratoires de recherche, je crois que c’est Chaudron qui, en tant que directeur de l’École, y a insufflé la recherche. Je devais aller au CECM pour faire des observations de microscopie électronique. Je me rappelle qu’il existait un film tourné au temps de la thèse d’Albert. Il travaillait sur le dosage des impuretés par radioactivation et collaborait avec Irène Joliot-Curie (1897-1956). En fait, il avait surtout des rapports avec un jeune et brillant élève d’Irène qui s’appelait Pierre Sue. Il est mort très jeune. Le laboratoire d’analyse par radioactivation, créé à Orléans et dirigé par Albert, porte son nom.

PT : Quels ont été les successeurs de Chaudron à la tête du CECM ?

HM : Après le départ de Chaudron, il y a eu son élève, André Michel, complètement dévoué au patron, presque soumis, qui lui laissait encore prendre toutes les décisions. Puis vint Michel Fayard, un autre élève de Chaudron et ensuite Jean-Pierre Chevalier.

PT : À quelle époque est apparue la chimie du solide ?

HM : C’est Chaudron qui a initié la chimie du solide tout en se passionnant pour les métaux purs. Il avait été emballé par la fusion de zone développée par [William] Pfann. C’était le début des semi-conducteurs. Je me rappelle une conférence donnée par Aigrain au Laboratoire de chimie physique dans les années cinquante sur le « dopage » du silicium et du germanium préparés par fusion de zone. C’est Chaudron qui, avec ses élèves de Vitry, a commencé à purifier l’aluminium (le plus facile), puis le cuivre (par Le Héricy), le fer, le zirconium (par Langeron). On purifiait le fer jusqu’à des limites telles qu’il devenait très conducteur, mais ça n’a jamais été possible de transposer cette méthode au niveau industriel car ça coûtait trop cher. À ce propos, Chaudron et ses élèves ont écrit un excellent livre sur les métaux purs [Monographies sur les métaux de haute pureté].

PT : Comment situer la thèse de Collongues par rapport à cela ?

HM : C’est une thèse remarquable. Il y a un parallèle entre la décomposition du protoxyde de fer et l’eutectoïde fer-carbone, c’est-à-dire l’acier. Collongues m’avait dit qu’il y avait de nombreux points qu’il n’avait pas vus lors de la rédaction de sa thèse et que Chaudron les lui avait montrés. On peut dire que le travail d’interprétation de la thèse de Collongues est dû en partie à Chaudron.

PT : Qu’avez-vous fait après votre thèse ?

HM : Chaudron m’a demandé d’aller travailler à Vitry dans l’équipe Collongues mais celui-ci n’a jamais été mon patron. Je suis arrivée à l’automne 1958, en même temps qu’Anne-Marie Lejus, qui était une fille super. J’ai travaillé avec Monique Perez y Jorba sur les oxydes de titane. Je l’avais connue comme élève aux travaux dirigés de chimie appliquée de la Sorbonne qui se faisaient à l’ENSCP. Nous travaillions sur la co-précipitation des oxydes mixtes. À cette époque, il y avait aussi Jean Lefèvre, François Leprince-Ringuet…

PT : Vous êtes restée longtemps dans le service Collongues ?

HM : Un peu moins de deux ans, jusqu’en 1960. Ensuite j’ai été rattachée à Chaudron, à l’ENSCP comme maître-assistant. En fait, il avait besoin de quelqu’un pour l’aider sur le « Pascal ». C’est un ouvrage encyclopédique entrepris par Paul Pascal sur tous les éléments de la chimie minérale. Chaudron a été chargé d’écrire le chapitre sur le fer mais comme il était très occupé alors, il m’a demandé de coopérer avec lui. Comme je lui faisais remarquer qu’un maître-assistant devait faire de la recherche, il m’avait rétorqué que la recherche bibliographique était aussi de la recherche. Nous avions fait un pacte : il me donnait le jeudi, jour de congé des enfants, et je venais travailler le samedi. Le samedi matin, il recevait parfois Irène Joliot-Curie, parfois il n’avait pas le temps de me voir le matin et il m’emmenait chez lui pour le déjeuner. Madame Chaudron n’était pas toujours ravie de me voir arriver. Je m’occupais aussi de l’enseignement de métallurgie alors que je n’en avais jamais vraiment fait. Mais ce fut très intéressant de préparer ces travaux dirigés : la métallurgie associe la chimie, la cristallographie, la thermodynamique et la physique. Pendant ma thèse, j’étais aussi monitrice pour les travaux pratiques de chimie appliquée. Puis après ma thèse, j’aidais les étudiants de DEA à préparer les exposés du séminaire de métallurgie. Mon sujet de seconde thèse avait porté sur les dislocations : à cette époque, la thèse d’État devait être accompagnée d’une deuxième thèse qui était uniquement un travail bibliographique. Chaudron a mis très longtemps à croire aux dislocations (défauts à deux dimensions dans les cristaux) : il m’avait donc fait refaire des expériences de « microscopie sur fond noir » (dans un solvant de même indice optique que le solide) pour mettre en évidence certains défauts qui apparaissaient brillants sur fond noir.

PT : Vous étiez amenée à fréquenter beaucoup Chaudron ?

HM : Oui. Je peux dire qu’il était très paternaliste, dans le bon et le mauvais sens du terme. Il était très attaché à ses étudiants pour les questions scientifiques mais aussi pour les problèmes plus personnels. Le mariage d’un de ses jeunes chercheurs l’inquiétait toujours : « Est-ce que la jeune épouse comprendrait les exigences de la science ? ». C’était l’époque où Albert et les gens de son équipe se relayaient pour passer les nuits à surveiller la « zone fondue » : lent déplacement d’un barreau de métal dans un four pour fondre une étroite zone liquide qui « balayait » les impuretés du métal en tête ou en queue du barreau. Je me souviens de madame Jeanin qui faisait l’étonnement d’Albert : "elle travaille comme un homme !". C’était dans les années 1950. Je me rappelle qu’au cours de la journée du samedi, il lui arrivait de me raconter les "histoires de brigands" comme il disait, les potins de ses élèves. Pour la rédaction des thèses, il invitait même ses étudiants à passer quelques jours pendant les vacances d’été dans sa maison, à Étretat.

PT : C’était une sommité à l’époque ?

HM : Oui, on m’a même dit qu’il a été pressenti à un moment pour le prix Nobel pour les métaux qu’il avait purifiés. Aux Journées d’automne de la métallurgie, congrès international très couru, il était parmi les plus écoutés. Dans les années 50, à l’occasion de l’un de ces congrès, je me rappelle son opposition à Bastien, professeur de métallurgie à l’École centrale de Paris, à propos de la diffusion de l’hydrogène dans le fer. C’était un problème technique au départ : au moment de la Deuxième Guerre mondiale, les coques de bateaux américains en acier avaient été coupées en deux en naviguant dans des eaux froides. C’est le passage d’une rupture ductile à une rupture fragile à basse température qui explique cela. L’hydrogène qui se trouvait dans l’acier au niveau des fissures diffusait alors rapidement en diminuant la tension superficielle. L’hydrogène pénètre dans l’acier au moment de la soudure, l’eau vapeur dans l’air autour du chalumeau est ionisée et les protons pénètrent alors dans le métal. En protégeant les soudures de l’air ambiant le problème avait été résolu techniquement mais le débat entre les deux professeurs portait sur la compréhension du phénomène. C’est Dadian qui a fait sa thèse avec Chaudron sur ce sujet. Dans ce genre de colloque, Chaudron avait tendance à s’assoupir après le repas. Dans ces moments-là, nous craignions de n’avoir personne pour défendre « notre école » face à Bastien. En fait, comme souvent, il écoutait encore d’une oreille et participait vivement au débat engagé.

PT : Est-ce que Chaudron était intéressé par la physique ?

HM : Chaudron était avant tout un homme de paillasse ; la chimie théorique n’était pas son affaire ; il voulait que les expériences soient reproductibles mais ne s’intéressait pas à la théorie. Je me souviens d’une conférence de Nevill Mott, un théoricien anglais, au Laboratoire de chimie physique. Mott se servait de nos résultats pour justifier ses théories et ça semblait déplaire à Chaudron. Je ne sais pas si Chaudron ne voulait pas qu’un théoricien exploite son travail ou s’il voulait simplement être cité, ce que Mott n’avait pas fait. Quoiqu’il en soit, il trouvait les théories peu intéressantes, fumeuses même, il n’aimait pas trop les calculs. En revanche, les manipulations, les expériences, les instruments, il aimait beaucoup.

PT : Qu’était le Laboratoire de chimie physique ?

HM : C’est un laboratoire à côté de l’École de chimie, qui était dirigée par mademoiselle Yvette Cauchois. Celle-ci était une femme extraordinaire, elle avait travaillé sur les rayons X. C’était une femme qui m’impressionnait beaucoup et que j’admirais. Elle a pris sa retraite en décembre 1978. C’est un laboratoire qui est rattaché à l’Université de Paris comme l’Institut Poincaré, l’Institut Curie ou l’École de chimie.

PT : Quelle a été la suite de votre carrière ?

HM : À partir de Pâques 1967 et jusqu’à ma retraite en 1983, j’ai été affectée au laboratoire Bénard, Laboratoire de physico-chimie des surfaces des solides, à l’ENSCP. Bénard était très différent de son maître Chaudron, il n’était pas paternaliste du tout. Alors que j’étais encore avec Chaudron et que je le croisais dans les couloirs de l’École, il me paraissait glacial. J’étais chargée de la régie du laboratoire et d’un enseignement. J’étais très proche des étudiants qui venaient me faire signer les papiers et que je voyais très souvent lors des travaux pratiques et de la préparation des séminaires. À ce moment-là, j’ai beaucoup apprécié Bénard, il était extrêmement intéressant. J’aimais discuter de recherche avec lui, ce que je n’ai jamais pu faire avec Collongues, je ne sais pas pourquoi. Nous étions sans doute trop proches comme anciens de Nancy : quand je voulais parler science, il commençait toujours à plaisanter et c’était fini. Je trouvais qu’il était opportuniste mais c’est bien la seule chose que je puisse lui reprocher, il était diplomate. En tant qu’enseignant, il était excellent, comme Bénard d’ailleurs. J’ai assisté à ses cours car j’aimais savoir ce que le professeur disait quand j’étais chargée de TD. Il parlait très facilement, avait toujours une histoire amusante à raconter. Ses élèves l’aimaient beaucoup, lui étaient très dévoués. Je crois aussi qu’il a été un très bon directeur de laboratoire. Il a toujours défendu ses gens comme Chaudron avant lui. J’aimais beaucoup son épouse avec qui j’avais suivi les cours de chimie minérale et de physique à l’Université de Nancy.

PT : Et Chaudron, comment était son cours ?

HM : Chaudron était un chercheur dans l’esprit, un excellent chercheur. Il avait collaboré avec Georges Claude, le fondateur d’Air liquide, pour la mise au point des oxydes de fer utilisés comme catalyseur dans la synthèse de NH3 [ammoniac]. Il avait beaucoup de rapport avec les ingénieurs de l’IRSID [Institut de recherche en sidérurgie]. Quand je suis arrivée dans son laboratoire, il m’avait demandé d’assister à ses cours. À Nancy, les cours que j’avais reçus me paraissaient faits de certitude, la science sûre telle qu’elle a été faite. Au contraire, le cours de Chaudron portait plutôt sur la science en train de se faire, il était plein de points d’interrogation. Quand il disait un mot, ça lui faisait penser à un autre mot, alors il suspendait sa phrase pour réfléchir et les étudiants ne savaient pas s’il fallait se taire ou parler ; en fait, il fallait se taire car il réfléchissait. C’est ce que pensaient la plupart de ses élèves, je crois : son « cours était plein de silences » comme me l’avait fait remarquer un autre de ses élèves.

PT : Que dire d’autre sur votre expérience dans le laboratoire Bénard ?

HM : En 1977, Bénard a organisé le Colloque ordre-désordre, le 9 juillet 1977, ce qui pourrait vous intéresser. En ce qui concerne les personnes que j’ai rencontrées… Fayard appartenait au groupe Bénard alors que Talbot, avec qui tous deux étaient très amis, avait un laboratoire indépendant dans l’École. Talbot étudiait la corrosion. Je me rappelle qu’on l’avait dépêché comme conseiller technique pour le pont de Tancarville et le tout nouveau centre Pompidou qui montraient des signes de corrosions alarmants. Talbot avait trouvé que les ingénieurs avaient mis de l’étoupe au niveau des vis des constructions, or l’étoupe retient l’humidité. Les rivets s’étaient changés en une multitude de petites piles de corrosion. Il y eut aussi un anglais au laboratoire Bénard : Gordon Rhead qui a disposé pendant longtemps d’une bourse du CNRS. C’était amusant parce qu’il n’avait pas la même sensibilité que nous, qu’il était choqué par certaines choses au laboratoire. Il y avait aussi Albert Masson chez Bénard, il a fait une carrière à Jussieu ensuite. Une autre grand chercheur que j’ai connu est M. Huber. Il avait fait de la cristallographie avec Bragg, il était vraiment très brillant mais ne savait pas en tant qu’enseignant, se mettre au niveau de ses élèves. J’ai travaillé avec lui pour mettre au point une chambre de rayons X au laboratoire, qu’il a d’ailleurs fait construire lui-même. Il avait une réelle passion pour la mécanique. Il était responsable de l’atelier de mécanique à l’ENSCP. Son savoir-faire tenait d’un accident de santé : il avait contracté une tuberculose dans sa jeunesse ; envoyé à la montagne pour guérir, le père de la famille dans laquelle il se trouvait, était mécanicien et lui avait appris le métier. Au cours de nos entretiens, il m’a appris l’usage du réseau réciproque, ce qui simplifiait énormément la compréhension des diagrammes de Laue. Mais il avait fallu le pousser dans ses retranchements pour qu’il m’explique tout car il procédait naturellement par raccourcis. Ensuite, il s’est associé au laboratoire de Collongues quand celui-ci est venu à l’École mais il n’était pas très heureux avec lui. Ils ne s’entendaient pas bien. Félix Trombe travaillait aussi à l’École à l’époque de ma thèse, il menait des recherches au Laboratoire d’électrochimie avant de partir à Odeillo mettre en place le four solaire.

PT : À propos de l’École ?

HM : J’ai toujours entendu dire qu’il manquait de place à l’École. Un jour, j’ai même entendu dire Chaudron à propos d’Yvette Cauchois : « elle me grignote ». Il parlait des sous-sols qui communiquaient : mademoiselle Cauchois avait annexé une salle de l’École !

Fin


Pour citer l’entretien :

« Entretien avec Hélène Mondange », par Pierre Teissier, 4 décembre 2004, Sciences : histoire orale, /spip.php ?article34.

Notes

[1la bible des chimistes français de l’époque : Paul Pascal, dir., Nouveau traité de Chimie minérale, 20 volumes (Paris : Masson, 1956–1964)


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